Les biographies sur Dostoïevski sont multiples, on peut en trouver de toutes sortes mais LA biographie indispensable c’est celle de Joseph Frank. On n’est pas aussi favorisé que le public anglo-saxon qui dispose d’une bio en 6 volumes, Actes Sud avec l’aide de l’auteur a réduit cela à un volume uniquement, certes une biographie réduite mais malgré tout oh combien passionnante !
La version française est centrée sur ce que Frank appelle les années miraculeuses, les années les plus productives pour Dostoïevski.
Peut-on se représenter le travail de l’écrivain ? En six ans ce sont cinq des plus grands textes russes qui vont être publiés. Crime et châtiment, Le joueur, L'idiot, L'éternel mari et Les démons
Dostoïevski est rentré de l’exil qui a suivi le bagne, repris un travail littéraire mais la mort de son frère et de sa femme l’ont mis dans une situation difficile le contraignant par devoir à prendre en charge un beau-fils et la famille de son frère. Ses dettes s’accumulent, ses éditeurs ne lui font aucun cadeau, les crises d'épilepsie augmentent.
Il est acculé et contraint à écrire sans relâche. Spirale infernale.
C’est la collaboration puis le mariage avec Anna Grigorievna Snitkina.
Plus de vingt ans les séparent mais cette jeune femme est sans doute pour beaucoup dans ces années miraculeuses, permettant à l’écrivain de faire face à ses engagements, l’aidant à supporter la charge familiale, tolérant son addiction au jeu et lui offrant une vie de famille paisible. Quatre années en Europe permettent d’échapper un peu aux créanciers mais aussi de perdre le peu d’argent qu’il gagne sur les tapis des casinos.
Crime et Châtiment paraît en feuilleton en 1865, les critiques sont parfois sévères mais les lecteurs sont au rendez-vous.
« ouvrage d’une puissance fascinante, l’un des plus importants romans du XIXe siècle, qui dès sa publication suscite une grande controverse critique »
Pour aider le lecteur J Frank nous souffle
« Il y a donc, enchâssé dans Crime et châtiment un point de vue sur la façon dont il faut lire le roman (...)
Personne à notre connaissance, n’a jamais accordé la moindre attention à cette composante : il serait utile de réparer cette omission flagrante. »
Il attire notre attention sur
« certaines pages les plus émouvantes que Dostoïevski ait jamais écrit »
Raskolnikov est patiemment disséqué, étudié, critiqué, compris.
« Dans la pure tradition du roman du XIXe siècle, Dostoïevski achève son livre sur un épilogue par lequel l’existence des ses personnages principaux se poursuit au-delà des limites de l’intrigue, qu’avait close l’aveu de Raskolnikov. »
Si l’accouchement de Crime et Châtiment fut difficile c’est avec la parution du Joueur que
« Dostoïevski est parvenu à gagner l’un des plus grands paris de sa vie; il réalise la prouesse exceptionnelle de composer une longue nouvelle en moins d’un mois, en respectant le délai imposé. » grâce à Anna Grigorievna.
Mariage, départ pour l’Europe.C’est en voyage qu’il rencontre Tourgueniev et qu’il affine ses idées sur l’Europe, la Russie, le nihilisme.
Vous pouvez aussi faire le choix du livre audio
L’encre du roman précédent est à peine sèche qu’il lui faut de nouveau chercher l’inspiration pour un nouveau roman. Il accumule les notes, les compilations de faits divers, il cherche un personnage
« qui incarne son idéal moral positif. »
Il va créer le Prince Mychkine affligé d’épilepsie, Aglaïa, Nastassia Filippovna et Rogojine.
« Si l’Idiot est le plus inégal de ses quatre meilleurs romans, il reste le texte où l’écrivain exprime le plus profondément sa vision de la vie, dans toute sa complexité tragique, sur un ton particulièrement poignant et avec une intense émotion dont le lyrisme touche au sublime. »
Pour Joseph Frank l'Idiot
« est la plus personnelle de ses oeuvres majeures, le livre dans lequel il exprime ses certitudes les plus intimes, les plus chères et les plus sacrées » « Un affrontement dramatique entre l'humain et le divin »
Dans les derniers mois passés en Europe il va écrire l’Eternel mari une grande nouvelle et débuter Les Démons !
Si vous n’avez jamais lu Dostoïevski commencez par l’Eternel mari, le trio classique de la femme, du mari, de l’amant, mais la farce prend une toute autre dimension sous la plume de Dostoïevski. Il étudie les revirements de personnalité, les évolutions psychologiques, la transformation morale, les conflits intérieurs. Veltchaninov et Troussotski l’éternel mari sont inoubliables.
« la plus travaillée des oeuvres courtes de Dostoïevski »
Les Démons au théâtre
Dernier des romans des années miraculeuses Les Démons, certainement l’oeuvre la plus difficile d’accès à mon avis dont J Frank nous ouvre les portes.
L’idée du roman n’est pas récente, Dostoïevski l’a en tête depuis longtemps, il a même commencé à peintre ses personnages.
C’est le roman qui a fait que les bolcheviks vont doucement éliminer Dostoïevski de la scène littéraire russe pour n’y laisser que Tolstoï moins dangereux.
Décembre 1869 à février 1870 Dostoïevski va reprendre toutes ses notes et créer l’oeuvre où la vie politique russe est la plus présente.
Il y a un fond de raillerie et de parodie dans le roman avec les coups de griffes données aux occidentalisés dont Tourgueniev est le représentant.
Joseph Frank consacre deux chapitres à l’analyse du roman c’est dire son importance.
Le roman a
« à maintes reprises été critiqué avec virulence en tant que calomnie malveillante du mouvement révolutionnaire russe »
l’histoire donnera largement raison à Dostoïevski et l’on peut aujourd’hui considérer
« le livre comme un ouvrage plus prophétique que diffamatoire ».
Stavroguine est un héros inoubliable, maléfique, tourmenté et effrayant.
Les personnages du roman vivent
« les questions morales, philosophiques et sociales les plus profondes et les plus complexes. »
« Les démons demeurent insurpassés par leur tableau prémonitoires des enlisements moraux et des trahisons potentielles que recèlent (...) l’idéal révolutionnaire. »
Ce livre de Joseph Frank est pour moi le type même de la biographie parfaite, éclairant l’oeuvre, la faisant vivre, la commentant, l’expliquant et dressant en filigrane le portrait d’un homme tourmenté grâce à des analyses fines et profondes et une connaissance étourdissante de l’oeuvre.
Le livre fourmille de détails bienvenus, le tableau politique et intellectuel de la Russie permet au lecteur de replacer l’écrivain dans son siècle et d’accéder à l’homme Dostoïevski avec son courage, son abnégation mais aussi sa xénophobie et son antisémitisme larvé.
Le propos est d’une grande richesse et d’une puissante vigueur, l’auteur s’est plongé dans la correspondance, les journaux, et la traduction est très bonne.
Un défaut à cette biographie ? oui celle de s’arrêter trop tôt et du coup de ne pas nous donner l’analyse des Frères Karamazov.
L'auteur et son épouse
Imaginez un homme qui a passé sa vie à lire et relire Dostoïevski, à analyser son oeuvre, à comparer ses romans et à tenter de comprendre son cheminement intellectuel et personnel. Tellement impressionné par l’écrivain qu’il décide dans les années 50 d’apprendre le russe et qu’il se promène avec sous le bras une grammaire russe et que sa maison est pleine de photos de son auteur fétiche et d’affiches des films adaptés de l’oeuvre.
Joseph Frank est un universitaire éminent, professeur émérite l'Université Stanford et Princeton. Son travail a été plusieurs fois récompensé par des prix prestigieux aux USA et salué par la critiques :
« Une réalisation monumentale... »
« Il a changé de manière significative notre compréhension de l'homme et son travail »
« Frank a réussi triomphalement »
« Magnifique... »
En lisant cette biographie je n'ai pas pu m'empêcher de repenser aux film "la femme aux cinq éléphants" qui montre si bien le travail de la traduction
Tout Dostoïevski chez Actes Sud
Le livre : Dostoïevski, les années miraculeuses (1865-1871) - Joseph Frank - traduit par Aline Weill - Solin Actes Sud