Chapeau Madame ce Nobel est bien mérité
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Chapeau Madame ce Nobel est bien mérité
Un ogre russe
« Tout est énorme chez lui, le nez, les oreilles, les mains, les pieds, et l'ivresse de lui-même. »
Tolstoï, le dernier automne : Photos du film © Kinovista
Oui oui je sais je vous ai déjà proposé un excellent livre sur Tolstoï, mais le talent a de multiples facettes et le bonheur de lire aussi.
Ici pas de vraie biographie mais de simples rappels sous formes de tableaux rapides des moments clés de la vie de Leon Tolstoï.
Ce qui importe à l’auteur de ce livre c’est de comprendre l’homme Tolstoï au delà de l’écrivain. Comprendre ses contradictions, ses outrances, ses éclairs de génie.
Tolstoï l’aristo, le boulimique de lecture, il faut dire qu’il eu à sa disposition une bibliothèque de plus de 10 000 volumes ! car comme le dit Christiane Rancé tout est énorme chez lui.
A « 30 ans il a déjà fait la guerre en Crimée, écrit, voyagé et lu » il ne lui manquait qu’une épouse... On sait la suite.
Le bureau de Tolstoï – Sergueï Prokoudine-Gorsky © Bibliothèque du Congrès Whashington
Mais vient après le mariage et les enfants, vient l’inexplicable, l’angoisse, la peur, le doute, les tourments existentiels. C’est dans cet aspect que Christiane Rancé donne le meilleur pour montrer l’homme engoncé dans ses contradictions, dépassé par les affres de l’angoisse, la peur du néant.
Tolstoï n’était pas un esprit religieux et pourtant le paradoxe fut que « son esprit était dévoré par l'attente de Dieu. », il devient végétarien, il refuse tout luxe, il connait les nuits de doute et son attente le conduira à fuir femme et enfants pour finir sa vie à Astapovo.
Même si le parcours de l’homme est connu, le livre de Christiane Rancé se lit avec intérêt. Elle ne fait pas l’impasse sur les répercutions pour la famille Tolstoï qui souffrit beaucoup. Elle nous montre un homme qui :
« se stérilisait, s'éteignait à lui-même, se reniait... Alors qu'il produit ensuite Résurrection, La Mort d'Ivan Ilitch, et ce dernier texte sublime, écrit presque à l'insu de son entourage, Hadji Mourat, une ode à la vie et à la liberté éblouissante, où absolument rien n'est renié. »
Elle dit : « Je voulais réconcilier ces deux Tolstoï qu'on disait incompatibles, et en dégager la clé d'une quête métaphysique »
Un livre court, riche, écrit avec élégance pour amateur de littérature russe.
A la question
« Quels sont pour vous les trois plus grands romans jamais écrits ? », William Faulkner répondit sans hésiter : « Anna Karénine ! Anna Karénine ! Anna Karénine ! »
Le livre : Tolstoï le pas de l’ogre - Christiane Rancé - Editions du seuil et Points seuil
Les biographies sur Dostoïevski sont multiples, on peut en trouver de toutes sortes mais LA biographie indispensable c’est celle de Joseph Frank. On n’est pas aussi favorisé que le public anglo-saxon qui dispose d’une bio en 6 volumes, Actes Sud avec l’aide de l’auteur a réduit cela à un volume uniquement, certes une biographie réduite mais malgré tout oh combien passionnante !
La version française est centrée sur ce que Frank appelle les années miraculeuses, les années les plus productives pour Dostoïevski.
Peut-on se représenter le travail de l’écrivain ? En six ans ce sont cinq des plus grands textes russes qui vont être publiés. Crime et châtiment, Le joueur, L'idiot, L'éternel mari et Les démons
Dostoïevski est rentré de l’exil qui a suivi le bagne, repris un travail littéraire mais la mort de son frère et de sa femme l’ont mis dans une situation difficile le contraignant par devoir à prendre en charge un beau-fils et la famille de son frère. Ses dettes s’accumulent, ses éditeurs ne lui font aucun cadeau, les crises d'épilepsie augmentent.
Il est acculé et contraint à écrire sans relâche. Spirale infernale.
C’est la collaboration puis le mariage avec Anna Grigorievna Snitkina.
Plus de vingt ans les séparent mais cette jeune femme est sans doute pour beaucoup dans ces années miraculeuses, permettant à l’écrivain de faire face à ses engagements, l’aidant à supporter la charge familiale, tolérant son addiction au jeu et lui offrant une vie de famille paisible. Quatre années en Europe permettent d’échapper un peu aux créanciers mais aussi de perdre le peu d’argent qu’il gagne sur les tapis des casinos.
Crime et Châtiment paraît en feuilleton en 1865, les critiques sont parfois sévères mais les lecteurs sont au rendez-vous.
« ouvrage d’une puissance fascinante, l’un des plus importants romans du XIXe siècle, qui dès sa publication suscite une grande controverse critique »
Pour aider le lecteur J Frank nous souffle
« Il y a donc, enchâssé dans Crime et châtiment un point de vue sur la façon dont il faut lire le roman (...)
Personne à notre connaissance, n’a jamais accordé la moindre attention à cette composante : il serait utile de réparer cette omission flagrante. »
Il attire notre attention sur
« certaines pages les plus émouvantes que Dostoïevski ait jamais écrit »
Raskolnikov est patiemment disséqué, étudié, critiqué, compris.
« Dans la pure tradition du roman du XIXe siècle, Dostoïevski achève son livre sur un épilogue par lequel l’existence des ses personnages principaux se poursuit au-delà des limites de l’intrigue, qu’avait close l’aveu de Raskolnikov. »
Si l’accouchement de Crime et Châtiment fut difficile c’est avec la parution du Joueur que
« Dostoïevski est parvenu à gagner l’un des plus grands paris de sa vie; il réalise la prouesse exceptionnelle de composer une longue nouvelle en moins d’un mois, en respectant le délai imposé. » grâce à Anna Grigorievna.
Mariage, départ pour l’Europe.C’est en voyage qu’il rencontre Tourgueniev et qu’il affine ses idées sur l’Europe, la Russie, le nihilisme.
Vous pouvez aussi faire le choix du livre audio
L’encre du roman précédent est à peine sèche qu’il lui faut de nouveau chercher l’inspiration pour un nouveau roman. Il accumule les notes, les compilations de faits divers, il cherche un personnage
« qui incarne son idéal moral positif. »
Il va créer le Prince Mychkine affligé d’épilepsie, Aglaïa, Nastassia Filippovna et Rogojine.
« Si l’Idiot est le plus inégal de ses quatre meilleurs romans, il reste le texte où l’écrivain exprime le plus profondément sa vision de la vie, dans toute sa complexité tragique, sur un ton particulièrement poignant et avec une intense émotion dont le lyrisme touche au sublime. »
Pour Joseph Frank l'Idiot
« est la plus personnelle de ses oeuvres majeures, le livre dans lequel il exprime ses certitudes les plus intimes, les plus chères et les plus sacrées » « Un affrontement dramatique entre l'humain et le divin »
Dans les derniers mois passés en Europe il va écrire l’Eternel mari une grande nouvelle et débuter Les Démons !
Si vous n’avez jamais lu Dostoïevski commencez par l’Eternel mari, le trio classique de la femme, du mari, de l’amant, mais la farce prend une toute autre dimension sous la plume de Dostoïevski. Il étudie les revirements de personnalité, les évolutions psychologiques, la transformation morale, les conflits intérieurs. Veltchaninov et Troussotski l’éternel mari sont inoubliables.
« la plus travaillée des oeuvres courtes de Dostoïevski »
Les Démons au théâtre
Dernier des romans des années miraculeuses Les Démons, certainement l’oeuvre la plus difficile d’accès à mon avis dont J Frank nous ouvre les portes.
L’idée du roman n’est pas récente, Dostoïevski l’a en tête depuis longtemps, il a même commencé à peintre ses personnages.
C’est le roman qui a fait que les bolcheviks vont doucement éliminer Dostoïevski de la scène littéraire russe pour n’y laisser que Tolstoï moins dangereux.
Décembre 1869 à février 1870 Dostoïevski va reprendre toutes ses notes et créer l’oeuvre où la vie politique russe est la plus présente.
Il y a un fond de raillerie et de parodie dans le roman avec les coups de griffes données aux occidentalisés dont Tourgueniev est le représentant.
Joseph Frank consacre deux chapitres à l’analyse du roman c’est dire son importance.
Le roman a
« à maintes reprises été critiqué avec virulence en tant que calomnie malveillante du mouvement révolutionnaire russe »
l’histoire donnera largement raison à Dostoïevski et l’on peut aujourd’hui considérer
« le livre comme un ouvrage plus prophétique que diffamatoire ».
Stavroguine est un héros inoubliable, maléfique, tourmenté et effrayant.
Les personnages du roman vivent
« les questions morales, philosophiques et sociales les plus profondes et les plus complexes. »
« Les démons demeurent insurpassés par leur tableau prémonitoires des enlisements moraux et des trahisons potentielles que recèlent (...) l’idéal révolutionnaire. »
Ce livre de Joseph Frank est pour moi le type même de la biographie parfaite, éclairant l’oeuvre, la faisant vivre, la commentant, l’expliquant et dressant en filigrane le portrait d’un homme tourmenté grâce à des analyses fines et profondes et une connaissance étourdissante de l’oeuvre.
Le livre fourmille de détails bienvenus, le tableau politique et intellectuel de la Russie permet au lecteur de replacer l’écrivain dans son siècle et d’accéder à l’homme Dostoïevski avec son courage, son abnégation mais aussi sa xénophobie et son antisémitisme larvé.
Le propos est d’une grande richesse et d’une puissante vigueur, l’auteur s’est plongé dans la correspondance, les journaux, et la traduction est très bonne.
Un défaut à cette biographie ? oui celle de s’arrêter trop tôt et du coup de ne pas nous donner l’analyse des Frères Karamazov.
L'auteur et son épouse
Imaginez un homme qui a passé sa vie à lire et relire Dostoïevski, à analyser son oeuvre, à comparer ses romans et à tenter de comprendre son cheminement intellectuel et personnel. Tellement impressionné par l’écrivain qu’il décide dans les années 50 d’apprendre le russe et qu’il se promène avec sous le bras une grammaire russe et que sa maison est pleine de photos de son auteur fétiche et d’affiches des films adaptés de l’oeuvre.
Joseph Frank est un universitaire éminent, professeur émérite l'Université Stanford et Princeton. Son travail a été plusieurs fois récompensé par des prix prestigieux aux USA et salué par la critiques :
« Une réalisation monumentale... »
« Il a changé de manière significative notre compréhension de l'homme et son travail »
« Frank a réussi triomphalement »
« Magnifique... »
En lisant cette biographie je n'ai pas pu m'empêcher de repenser aux film "la femme aux cinq éléphants" qui montre si bien le travail de la traduction
Tout Dostoïevski chez Actes Sud
Le livre : Dostoïevski, les années miraculeuses (1865-1871) - Joseph Frank - traduit par Aline Weill - Solin Actes Sud
Dans la catégorie les grands de la littérature
Si quelqu’un vous demandait
« c’est qui le plus grand écrivain ? » vous seriez bien embarrassé !
Pour moi il y en a deux vraiment très grands mais entre les deux mon coeur balance.
Alors pas question de faire des jaloux voilà trois livres, un pour chacun et un qui balance entre les deux exactement comme moi !
Pour faire un peu de balançoire c’est ici dès demain
ah le bon livre, l’excellent roman ! Je suis tombée sous le charme dès le premier chapitre.
Je sais que certains sont un peu réfractaires au roman historique mais je vous assure celui-là est tout à fait réussi.
D’abord le héros de l’histoire : Charles Quint, l’empereur de la moitié de l’Europe, un homme qui a vu très tôt les couronnes s’amonceler sur sa tête, c’est rare un homme qui n’a rien demandé et qui se retrouve:
Roi de toutes les Espagnes
Empereur du Saint Empire romain germanique, en gros l’Empire Austro-Hongrois
Roi d’Aragon, de Naples et de Sicile
Roi des Pays bas : hollande Flandre et Luxembourg
Duc de Bourgogne donc de la Savoie, de la Franche Comté et du nord de la France : si vous savez « Besançon vieille ville espagnole » nous disait le grand Victor
ouf je crois que je n’ai rien oublié...
« Neuf fois je suis allé en Haute Allemagne, six fois je suis passé en Espagne, sept en Italie, dix fois je suis venu au Pays-Bas. (...) Quatre fois en temps de paix ou de guerre je suis entré en France, deux en Angleterre, deux autres fois, je suis descendu en Afrique, ce qui fait au total quarante voyages... »
1555 Après quarante ans de règne et avoir voyagé partout dans ses possessions, alors qu’il est le souverain le plus puissant il renonce à ses titres, à ses prérogatives, il dépose son sceptre et ses couronnes et « les oripeaux de la gloire ».
Lui qui a combattu Soliman le Magnifique, François Ier et surtout Luther, il veut abdiquer.
Son fils n’est pas du tout réjouit, son frère envoie une fin de non recevoir quant au Pape il est furieux.
Mais Charles Quint est têtu, la goutte l’a rendu quasi infirme et il veut se retirer en Espagne dans un monastère auprès des moines hiéronymites (de l’ordre de Saint Jérôme)
« Les abords du monastère étaient calmes, plus tranquilles que tous les territoires traversés durant ce périple : le silence des moines était contagieux, il irradiait des alentours de l’enceinte comme une onde bienveillante. »
Mais rien n’est simple et le voyage de Bruxelles vers l’Espagne prendra beaucoup plus de temps que prévu.
Dans ses bagages l’Empereur emporte outre un portrait de son épouse, sa collection d’horloges. Leurs mécanismes le fascinent en un temps où la science horlogère a encore une petit parfum d’hérésie. Il ajoute à ses bagages une curieuse horloge portant une mystérieuse inscription en latin, cette horloge le fascine.
Une des horloges de Charles Quint
J’arrête là mon récit et je vous laisse découvrir plus avant ce monarque hors normes, c’était la première fois qu’un souverain abdiquait depuis ....Dioclétien en ..305
J’ai tout aimé dans ce roman, la façon habile et talentueuse d’Amélie de Bourbon Parme de nous dresser le portrait de son arrière arrière arrière arrière ....grand-père.(j’ai peut-être oublié un arrière)
La passion, voire l’obsession de cet homme pour ses horloges aux mécanismes précis qui résistent au temps comme lui résiste à la maladie avec ses articulations pesantes et douloureuses. La vie dans un monastère perdu en Estrémadure est qui n’est pas à proprement parlé une vie de moine.
C’est traité avec sensibilité, érudition et un joli brin de plume, un rien de suspens en sus.
Le livre : Le secret de l'empereur - Amélie de Bourbon Parme - Editions Gallimard 2015
Commençons par une leçon d'histoire
La chute de l’Empire romain, voilà bien un sujet loin des préoccupations du moment, encore que...
J’ai dans ma bibliothèque le livre de Gibbons que j’ai tenté de lire à plusieurs reprises mais trop lourd et typographie bien trop petite pour moi.
J'ai résolu mon problème avec cette Chute de Rome, légère et brillante et qui vient contredire de façon nette la tendance qui s’est développée ces dernières années qui était de dire : euh non les barbares n’ont pas fait chuter l’Empire, euh ils étaient même plutôt positifs ces Goths et autres Vandales !
Bryan Ward-Perkins revient mettre les pendules à l’heure et nous dire qu’il y a bien eu destruction d’un empire et que les romains n’ont peut être pas bien vu venir les choses.
Des faits, des faits.
En 410 les Wisigoths mettent la main sur Rome, Alaric entre en vainqueur dans Rome, les barbares touchent la cité antique au coeur.
On peut voir là un apport de sang neuf, une migration des populations, il n’empêche qu’il s’agit bel et bien de la disparition d’un empire même si persiste loin de là l’Empire Byzantin qui survivra quelques siècles.
L’auteur nous trace un peu le parcours de ces tribus qui vont mettre Rome à genoux alors qu’elle était forte d’une armée professionnelle mais atteinte par un déclin économique avec même des révoltes fiscales ! Déjà !!
Comment être certain qu’il s’agit bien d’une destruction ?
Le déclin frappa toutes les couches de la société et tous les secteurs : production agricole, culture, la politique, la religion. L’impôt ne rentre plus, les réseaux de distribution sont détruits, fini la prospérité, les savoirs faire romains vont disparaitre, l’écrit est en chute libre et va désormais se limiter au monde religieux.
Exemple : le confort lié aux termes, aux égouts, aux aqueducs ne sera de nouveau atteint qu’à l’ère moderne !
les nouveaux barbares ?
Ce déclin perdura pendant plusieurs siècles
« Une civilisation complète fut détruite, ramenant ses habitants à des manières de vivre telles qu’aux temps préhistoriques. Les romains avant la chute étaient eux aussi convaincus que nous le sommes nous aujourd’hui, que le monde resterait, pour l’essentiel, tel qu’il était. Ils avaient tort. A nous de ne pas répéter leur erreur et de ne pas nous bercer d’une fallacieuse assurance. »
L’idée peu choquer, mais elle est intéressante à prendre en compte même si elle dérange
« J’affirme que les siècles post-romains connurent un déclin spectaculaire de la prospérité économique et de modèles élaborés, et que ce déclin frappa l’ensemble de la société, de la production agricole à la haute culture et des paysans jusqu’aux rois. Un effondrement démographique se produisit très probablement, et l’ample circulation des marchandises de qualité cessa tout à fait. Des outils culturels de haut niveau, tels que l’écrit, disparurent de certaines régions et se restreignirent dans toutes les autres. »
Au Kenya les Shebabs somailens
Le travail de l’auteur est sérieux et facile à lire, Paul Veyne a dit de ce livre qu’il était intelligent et équilibré, que voulez-vous que j’ajoute à ça ?
Sinon que les barbares ne sont pas si loin que ça si ce n’est que les noms ont changé mais la barbarie est toujours la même.
Le livre : La chute de Rome fin d’une civilisation - traduction Frédéric Joly - Bryan Ward-Perkins - Alma Editeurs
L’auteur :
Archéologue et fils d’un archéologue britannique, il a grandi à Rome et enseigne à Oxford. Spécialiste de la fin de l’Empire romain et du Haut Moyen Âge, il a reçu en 2006 le prix Hessell-Tiltman The Fall of Rome and the End of Civilization.