Elle c’est Anita Forrer, une jeune fille originaire de Suisse, lui c’est Rainer Maria Rilke, le poète, il a déjà publié plusieurs recueils de poésie et les Cahiers de Malte Laurid Brigge.
Leur correspondance commence en 1920, Anita a assisté à une séance de lecture des poèmes de Rilke et elle lui écrit une première lettre pleine d’admiration.
En jeune fille bien élevée elle s'inquiète de déranger le grand écrivain avec des lettres centrées sur elle-même.
« Pourquoi je vous écris tout cela : je ne sais pas, c'est peut-être que j'obéis à une nécessité intérieure. »
Le maître la rassure, l’apaise mais sans complaisance aucune, sans paroles anodines, parfois même frappant fort quand il lui écrit
« Je ne saurai vous mettre suffisamment en garde contre la tentation de la rime, qui viole et aliène imperceptiblement ce qu'on pensait lui confier, et qui, en vérité, se perd en cours de route quand on tente une transformation poétique sans la maîtriser pleinement. Il n'est pas sans danger pour notre propre véracité de se réfugier dans une forme qui nous dénature, nous gâte et nous rabaisse un peu, là où l'on voudrait reconnaître notre image la plus chère ».
Donc mademoiselle restez en à la prose !!!
Le rythme des lettres étant très inégal Anita s’inquiète d’avoir conservé l’intérêt du poète car parfois plusieurs mois espacent les missives.
Comme le fut en son temps Franz Kappus des Lettres à un jeune poète, Anita Forrer est avide de conseils de lectures
Comme il l’avait fait pour Kappus il lui propose les romans de Jacobsen qu’il apprécie beaucoup, mais il lui fait aussi découvrir Baudelaire et les Fleurs du mal, ce qui est plus osé dirait-on
« Un livre indispensable qui doit nous accompagner tout au long de notre vie. »
Rilke prodigue aussi des mises en garde à une jeune fille peut être un peu trop confiante : « Je vois bien qu'il faudrait que je vous détourne de moi pour vous mener vers d'autres livres »
Petit à petit Anita ose lui confier ses interrogations, ses peurs, ses goûts mais aussi ses relations amoureuses et familiales. Là Rilke devient le guide, le conseiller et il fait preuve d’une grande franchise et aussi d’une tolérance rare à cette époque, les penchants d’Anita en effet sont hors normes.
Le poète la rassure « Nous ne savons pas ce qu'est le centre d'une relation amoureuse. »
« Des êtres travaillent depuis longtemps déjà à dissiper les soupçons si laids qui pèsent sur les relations amoureuses au sein du même sexe. »
Rilke parfois ne peut s’empêcher de séduire « Ai-je répondu à toutes vos questions Anita ? - Il en reste une : est-ce que parfois, sans qu'une de vos lettres m'y invite, je pense à vous ? »
Le plus souvent il reste l’ami bienveillant qui apporte le réconfort.
Elle est sous le charme « Comme il doit être beau de parcourir la vie en vous ayant pour maître. »
Rilke parfois lui aussi se confie en particulier sur les années de guerre
« Les cinq bouleversantes années écoulées ont ouvert en moi d'abyssales interruptions ; une réflexion et une concentration laborieuses seront nécessaires afin de les surmonter et de poursuivre ces travaux intérieurs que j'avais – ah, et avec quelles espérances ! – entamés en 14. Je ressens encore dans toute ma nature la désespérance de la guerre. »
Il y eu quelques rencontres mais elles furent un peu ratées et Anita est déçue « Vous étiez l’unique point lumineux et directeur dans ma vie. Vous étiez pour moi comme le Bon Dieu » Pour autant elle reste sous son charme.
Les échanges dureront 6 ans. Dans les années trente Anita Forrer sera la compagne d d’Annemarie Schwarzenbach et l’accompagnera dans ses voyages.
Annemarie Schwarzenbach
La traduction, les notes, et la présentation rendent la lecture aisée,
« En présentant cette correspondance, nous aimerions faire entendre la voix d'un Rilke arrivé dans sa pleine maturité d'homme et de poète – mais aussi donner la parole à une jeune femme qui, tiraillée entre la pesanteur de son carcan social et un élan irrépressible vers la création et vers la vie, pourra devenir, à sa manière, source d'inspiration pour les lectrices et lecteurs d'aujourd'hui. »
Si comme moi vous avez une petite bibliothèque Rilkéenne, ce livre y prendra place.
Le livre : Lettres à une jeune poétesse - Rainer Maria Rilke - traduit par Jeanne Wagner et Alexandre Pateau - Éditions Bouquins