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La fin de l'homme rouge - Svetlana Alexievitch

Quand vient le désenchantement

 

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Lorsque les dictatures tombent dans les mois qui suivent se pose inévitablement le problème des responsabilités, parfois des poursuites judiciaires sont engagées, on recherche les bourreaux, on fait parler les victimes. Au Chili, en Argentine, en Afrique du Sud, le traitement de l’après fut différent mais partout il y eu une interrogation, une réflexion collective. 

En Russie, après la chute du communisme et l’éclatement de l’URSS rien de tel. 

Une journaliste Svetlana Alexievitch s’est penchée sur le ressenti des Russes (au sens large en incluant les pays de la CEI). Pour comprendre, pour en savoir plus elle a enquêté, elle a recueilli les mots, les témoignages, les questions de ses compatriotes. Elle a écouté leur colère, leurs regrets, leur honte, leur désarroi, leur angoisse. 

Il a fallu les faire parler, les accoucher de leurs souvenirs. Ces récits  sont ahurissants, drôles, émouvants, incroyables, horribles et toujours d’une grande simplicité.

Il lui a fallu faire le montage comme avec les séquences d’un film en cours de tournage, il a fallu choisir, mettre en perspective, balayer tous les genres, et surtout surtout ne pas trahir.

Je me souviens de mon impression très forte à la lecture de deux livres, celui de Colin Thubron sur la Sibérie et celui de Terkel Studs  avec Hard Time extraordinaire livre sur la crise de 29. Dans les deux un travail d’interview et d’écoute avait eu lieu. 

On est ici dans la même veine et c’est un livre passionnant et remarquable que signe Svetlana Alexeivitch. Elle devrait prochainement recevoir le Prix de la Paix des libraires allemands.

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L'auteur

Les récits balayent la période stalinienne, la guerre, l’après guerre, la Perestroïka et bien sûr aujourd’hui. Elle a interrogé des instituteurs, une musicienne, une architecte, un maréchal, un milicien, des hommes qui ont combattus en afghanistan.

 

Le livre se compose de deux grandes séries de témoignages, chaque personne qui témoigne va au bout de sa pensée, l’auteur lui laisse le temps de trouver ses mots, de laisser remonter les souvenirs

Ces gens lui ont accordé leur confiance, elle ne les a pas trahis, ils sont tous là : jeunes et vieux, bourreaux et victimes, Ukrainiens ou Russes, Tchétchènes ou Arméniens, pauvres ou nouveaux riches.

L’auteur appelle cela un « romans de voix ». Romans oui car les événements de ces vies sont parfois difficiles à croire, on entend aussi bien des enfants de Koulaks, des enfants de déportés à la Kolyma, des communistes purs, durs et fiers de l’être, des hommes qui vivent encore les affres de la seconde guerre. Des victimes de Tchernobyl, des nouveaux riches ….

 

 

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                             Tchernobyl

 

Tout est passionnant mais il y a des moments très forts comme cette femme racontant comment son père revenu du Goulag garde toute sa foi dans le communisme, il était de ceux « qui avaient totalement adhéré à l’idéal, qui l’avaient si bien intégré qu’il était impossible de le leur arracher ».

Ces femmes découvrant qui les a dénoncé, qui a envoyé leur père, leur mère, leur soeur au Goulag. Une femme se découvre dénoncée par celle à qui elle a confié sa fille pendant toutes ses années de camps, et cette femme fut une véritable mère pour l’enfant…..Comment sonder l’âme

humaine ?

 

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un symbole

L’angoisse touche ses hommes et ses femmes devant une liberté toute neuve dont ils ne savent pas vraiment quoi faire. Ils en arrivent à souhaiter un homme fort «  On ne peut pas bâtir une grande Russie sans un grand Staline ! » Des regrets pour ce temps où un chef était là pour dicter la voie à suivre.

 

C’est la vie quotidienne du peuple russe qui se dessine à travers tous ces récits, les plus anciens qui ont adulé Staline et qui lui voue  « un culte de Staline dans  un pays où Staline a exterminé au moins autant de gens que Hitler !! »

La guerre et les camps sont encore très présents :

« Ma génération a grandi avec des pères qui revenaient soit des camps, soit de la guerre. La seule chose dont ils pouvaient nous parler, c’était de la violence. »

Pourtant aucun appel à la vengeance car « Pour juger Staline, il faut juger les gens de sa propre famille, des gens que l’on connaît. Ceux qui nous sont les plus proches. »

 

L’époque était effrayante 

« Une époque féroce. On bâtissait un pays fort. Et on l’a bâti. Et on a vaincu Hitler ! C’est ce que disait papa… » 

 

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On comprend mieux en lisant ces témoignages que ce peuple ai résisté au delà de l’humain à Stalingrad.

 

Pour quelques uns seulement il s’agit d’ « aller jusqu’au bout, obtenir un procès de Nuremberg pour le Parti communiste. »

 

Le mécontentement, le désarroi est prégnant dans les récits mais aussi l’amour inconditionnel pour la Russie malgré tout « Aujourd’hui encore, cela me fait plaisir d’écrire “URSS”. C’était mon pays. », il y a toujours eu de l’espoir « Toute notre vie, on a cru qu’un jour, ça allait s’arranger. »

 

Les livres qui ont pendant des années représenté une certaine résistance, car il fut un temps où « Les livres remplaçaient la vie… », les livres n’ont plus le même parfum « Le pays s’est couvert de banques » mais par contre « Les bibliothèques et les théâtres se sont vidés… Ils étaient remplacés par des bazars et des magasins » 

 

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« L’iniquité de l’argent est inextirpable de l’âme russe”, a écrit Tsvétaïeva »

 

La plus jeune génération regarde la course au profit et tente d’y prendre part sans illusions

« Quand on allume la télé, tout le monde parle la langue des truands : les hommes politiques, les hommes d’affaires, et… le président. Graisser la patte, verser des pots-de-vin, des bakchichs… »

Certes la vie a changé « Je vais à l’église maintenant, et je porte une petite croix » et on peut éprouver une certaine fierté « La peur du KGB avait disparu, et surtout, on avait mis un terme à la folie atomique… Et le monde nous en était reconnaissant. »

 

Mais des voix discordantes se sont entendre « Je hais les Tchétchènes !» ou encore « La Russie aux Russes » et aussi « Moi, je leur casserais la gueule, à tous ces fumiers de démocrates ! On leur en a pas assez fait voir »

La vie est plus libre mais aussi beaucoup plus précaire qu’autrefois.

La vie est très difficile aujourd’hui, l’état n’est plus protecteur, les retraités ont des pensions de misère, les logements sont vétustes

 

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Le Prince Albert II de Monaco et le nouveau président de l'AS Monaco, le Russe Dmitriy Rybolovlev,
afp.com/Valéry Hache

et la télévision montre les nouveaux riches qui se paient des clubs de football. 

 

Ce livre pourrait être d’une tristesse effroyable

« Nous avons connu les camps, nous avons couvert la terre de nos cadavres pendant la guerre, nous avons ramassé du combustible atomique à mains nues à Tchernobyl. Et maintenant nous nous ­retrouvons sur les décombres du socialisme. Comme après la guerre... »

Et bien non, certes il surprend, parfois on a un mouvement de recul, mais ce qui domine c’est un courage rare, une envie de vivre énorme, on sent vraiment battre le coeur de la Russie, pulser la vie, sans doute « La mystérieuse âme russe... »

 

Un très grand livre à mettre dans votre bibliothèque si vous êtes amoureux de la Russie.

 

Anne Brunswic dont j’ai beaucoup aimé le livre Les eaux glacées du Belomorkanal, interview Svetlana Alexievitch sur son livre.  

 

Et un billet chez Espaces Instants sur Marina Tsvetaeva la femme d'aucun compromis

 

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Le livre :  La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement - Svetlana Alexievitch - Traduit par Sophie Benech - Editions Actes Sud - Version numérique

Commentaires

  • Voilà une lecture bien intéressante, qui change des affres de la rentrée littéraire ;-) Bonne semaine à toi !

  • @ Margotte : je n'ai pas regardé si le livre était sur la liste du prix médicis essai

  • Tu penses bien que ce livre, si bien présenté, m'est indispensable après plus d'une semaine passée en compagnie Marina, de la Russie, des atrocités vécues, des rêves perdus.
    La fin de l'homme rouge, qui en fait est encore bien présent dans les mémoires...
    Merci pour le lien! Bonne journée Dominique.

  • @ Colo : Je me régale avec ton billet sur M Tsetaeva ! on est sur la même ligne en ce moment
    un livre remarquable par le travail de mise en confiance que cela a supposé

  • Livre capital (sans jeu de mots) pour tenter de comprendre l'âme russe... et rien n'est fini quand on voit ce qui se passe encore aujourd'hui sous Poutine (cf. la grève de la faim dans un camp de travail d'une Pussy Riot : http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/09/23/une-pussy-riot-decrit-son-camp-de-travail-ou-chaque-prisonniere-devient-un-animal-sale-et-degoutant_3483053_3214.html).

  • @ Pascale : merci infiniment pour le lien, cet article du monde montre bien le chemin qu'il reste à parcourir pour ce pays
    Les pages de S Alexeivitch nous évite d'être un peu trop rapide dans nos jugements

  • @ Clara : un livre magistral

  • Bravo pour ton billet passionnant et très fouillé. J'ai déjà noté ce livre et tu me donnes encore plus envie de me le procurer et de le lire. J'avais déjà beaucoup aimé de cet auteur La supplication. Et j'aime la rage et la folie de vivre du peuple russe.

  • @ Nadejda : c'est ma première lecture de l'auteur mais du coup j'ai noté tous ses autres livres dont la Supplication

  • Un indispensable ! je le mets sur ma liste et je crois que j'attendrai qu'il soit en poche, que je prenne tout le temps de le lire. Je pense que ce grand pays est toujours aussi difficile à saisir pour nous et des livres comme celui-ci l'éclaire un peu.

  • @ Aifelle : on peut lui souhaiter d'avoir un prix de l'essai mais à voir
    il paraitra vraisemblablement en poche et c'est vraiment un livre qui trace un tableau de la Russie d'aujourd'hui

  • Je l'avais noté aussi, d'autant plus que j'avais lu "Les cercueils de zinc" du même auteur à sa sortie (mon dieu c'est loin...) sur la guerre d'Afghanistan (la première, celle des russes) et je me souviens encore très bien de ce livre magnifique mais terrifiant !

  • @ Cathe : je ne l'ai pas lu mais même si c'est un peu lointain je pense que je le lirai
    Une auteur à lire absolument pour les amateurs d'histoire ou les fans de Russie

  • J'ignore si je me lancerais dans ce livre pourtant si riche!
    J'ai chez moi Les compagnons de route (1917-1968)de David Caute, un autre aveuglement... mais toujours pas lu depuis des années que je l'ai acheté...

  • @ Keisha : le livre de Caute ne me tente pas car autant je compatis au destin des russes autant l'aveuglement européen est scandaleux car ceux qui voulaient savoir savaient !!!

  • Quel beau billet, dense, qui montre à quel point ce livre vous a intéressée. Même en ayant lu pas mal de témoignages dans la presse, je suis sûr que je ne sais qu'une mince partie de ce que ces témoignages révèlent.

    Un billet qui vient à point en écho de celui de Colo, bien sûr. Merci à vous !

  • @ Christw : il nous arrive Colo et moi de rapprocher les îles du continent :-)
    Un livre très dense et vraiment excellent, j'ai fait un très long billet et pourtant je n'ai pas balayé tous les thèmes

  • Quel livre riche et comme tu en parles bien! Ce qui me plaît, c'est qu'il n'a pas l'air d'être manichéiste, qu'il montre les problèmes actuels, la pourriture qui a succédé au régime dictatorial et aussi l'insondable âme humaine.

  • @ Claudialucia : ce qui fait la richesse du livre c'est que la journaliste est parvenue à dresser un tableau que l'on sent fidèle ne serait ce qu'en regardant aujourd'hui ce qui se passe en Russie, des jeunes contestataires mais des plus âgés heureux d'avoir un chef fort !!!

  • Les hommes me paraissent égarés... que de luttes d'ego, que de souffrances inutiles à cause de tout cela !!! À quand l'éveil ? Bises et douce après midi Dominique. brigitte

  • @ Plumes d'Anges : même le mot souffrance parait trop léger !

  • Je l'ai commandé samedi à mon libraire ! Après avoir lu ton article je ne le regrette pas !

  • @ Annie : j'espère que tu y trouveras autant d'intérêt que moi

  • @ Cristie : merci c'est gentil à toi, parfois je me laisse emportée par mon sujet

  • un excellant article très complet sur un livre qui semble passionnant et le prix de la paix, je crois savoir que c'est un peu l'antichambre du prix Nobel

  • @ Denis : j'ignorais cette proximité entre Nobel et Prix de la paix, si jamais elle était couronnée j'entends d'ici les commentaires de Monsieur Poutine !!!

  • @ Nadael : oui un livre exceptionnel

  • @ Nathalie : ah je me venge du marché que je fais sur pas mal d'autres blogs
    Je dirais qu'en effet nous faisons la fortune des libraires

  • Pas sûre que j'aie le courage de lire ce livre, je suis déjà édifiée par ton billet très complet.

  • @ Anne : tout dépend de ton intérêt pour la Russie ...

  • quel billet!
    je note ce livre , c'est une question que je me pose sans cesse ! comment vivre après ?
    quand on sait que l'idéologie pour laquelle on a tué et accepté de tant souffrir s'est effondrée !
    C'est plus simple avec le fanatisme religieux la vérité est après la mort et peu en reviennent!
    Merci pour ce billet si complet
    Luocine

  • @ luocine : j'adore ton petit côté cynique ! ce livre devrait te plaire

  • Bonjour Dominique, j'avais remarqué ce livre chez mon libraire. J'ai l'impression qu'il faut avoir le moral pour le lire. Ton billet est passionnant et clair comme d'habitude.Et sinon, oui l'ex "URSS" est un grand pays et il n'est pas simple ni d'y vivre, ni de le diriger. Bonne journée.

  • @ Dasola : effectivement un livre passionnant mais qui remue

  • D'accord, ton billet confirme que ce livre est en effet un indispensable. J'ai également noté le précédent que tu as présenté.

  • @ Marilyne : le premier est plus un retour sur le passé historique, celui là est vraiment la prise de parole

  • Quel enthousiasme pour nous présenter ce livre !!! Je le note en tout cas.
    La Russie m'a toujours bouleversée, plus exactement ses habitants... Quelle Histoire!!!! Que de souffrances... Et ce n'est pas fini même si certains profitent du malheur des autres...
    Belle fin de journée !

  • @ Enitram : dans les témoignages certains sont choquants d'autres totalement bouleversants

  • Quel billet éloquent, Dominique ! Je te suivrai certainement dans cette lecture à la rencontre des Russes.

  • @ Tania : un livre qui devrait t'intéresser en effet

  • Cela doit être tout à fait intéressant. J'aime ce que vous dites de l'auteur : son honnêteté vis à vis de ceux qu'elle a interrogés. Je note cette référence mais je ne sais vraiment pas quand j'aurais le temps de lire ce livre là. Aussi.

  • @ Bonheur du jour : ce souci d'honnêteté et d'authenticité m'a plu, un livre à lire lentement

  • je suis en train de le lire : c'est un grand livre. Le désenchantement peut s'y lire dans les deux sens, désenchantement de l'URSS mais aussi de la nouvelle Russie.

  • @ miriam : un livre magnifique et terrible, je suis heureuse qu'il ait obtenu un le Médicis de l'essai alors qu'il parait il n'était sur aucune liste ! c'est une belle reconnaissance pour un travail fantastique

  • C'est un livre que j'ai pris à la médiathèque avant de partir en Russie et pas encore lu! Mais cela ne va pas tarder! Comme je le disais dans un de mes billets, ce qui me gêne, c'est qu'on fait le procès du stalinisme mais qu'on encense les tsars, voire on les canonise, alors, qu'en fait, ils n'ont pas fait autre chose que Staline : des tyrans qui envoyaient leurs opposants en Sibérie ou les exécutaient. Finalement la privation de liberté , le "goulag" ou équivalent, la soumission au chef, la peur etc.. ont été le quotidien du peuple russe depuis des siècles. je viens de terminer "Souvenirs de la maison des morts "et Dostoiévsky ne dit pas autre chose!

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