Le Mendiant magnifique
Ossip Mandelstam fut un mythe en Russie et dans le monde malgré la censure attachée à son nom et à sa poésie, mais on ne peut le réduire à son mythe ou à sa fin tragique au Goulag.
Ralph Dutli connait l'oeuvre du poète sur le bout des doigts, des premiers poèmes à ceux écrits en exil à Vorojnev, des poèmes les plus connus à ceux en forme de farce sur les tramways ou les crèmes glacées.
Les éditions Le Bruit du temps ont réalisé avec ce livre une ode magnifique au poète sous l'égide duquel elles se sont placées.
Si vous aimez la poésie, la Russie, et plus largement la liberté des mots je vous propose d'entrer avec moi dans cette oeuvre.
Mandelstam par Petr Miturich
La biographie évoque la naissance dans une famille juive aisée et très assimilée, on retrouve ce temps dans son récit Le Bruit du temps.
Toute sa vie la culture juive le marquera même si il est souvent en conflit avec elle et qu'il flirtera avec le christianisme.
Ses études sont chaotiques, le numérus clausus envers les juifs lui interdit les portes de l'université, il lui faudra choisir l'étranger pour terminer sa formation. Paris, Heidelberg, l'Italie.
Le poète en 1909
Les oeuvres des auteurs antiques l'inspireront tout au long de sa vie, pied de nez aux examinateurs qui le firent échouer à l'épreuve de littérature latine !
Ses premiers poèmes paraissent en 1910, très vite il fait une rencontre importante : Anna Akhmatova, mariée au poète Nikolaï Goumiliov, elle « restera jusqu'à la fin une confidente et une interlocutrice privilégiée. »Mandelstam adhère au noyau de poètes qui fondent le mouvement acméisme prenant l'adhésion à « L'ici et maintenant »
Mandelstam et Anna Akhmatova
S'ouvrent des années de création, de ferveur « Mandelstam supprime les frontières, fait surgir des époques et des espaces, multiplie les mondes. »
Mais la Révolution qu'il soutient dans ses débuts va petit à petit le plonger dans les difficultés, l'errance, le nomadisme, la pauvreté et la misère
Lorsque les modérés sont chassés par les Bolcheviques il écrit un poème pour dire sa colère de voir « Un joug de violence et de haine » s'abattre sur le pays.
Sa poésie est novatrice, visionnaire, il se veut citoyen du monde « Son seul credo est la poésie »
Il ne perd jamais courage malgré toutes les vicissitudes de l'existence « Exister - Voilà la plus haute ambition de l'artiste. Il ne veut pas d'autre paradis que celui de l'existence »
Portrait du poète par Lev Aleksandrovitc
Bientôt le régime va le traquer, il faut dire qu'il a des mots qui frappent juste, la Révolution ? Une « victoire avec les mains coupées.»
Ses errances le porteront souvent en Crimée alors que la guerre y sévit encore dans les années 20 malgré cela « La Crimée restera pour lui, toute sa vie, une terre promise. »
L'armée Russe en 1917
Il est encore temps d'émigrer mais Mandelstam refusera cette solution « Sa foi en la Russie est d'ordre intime. » il n'envisage pas de la quitter, il le dit magnifiquement
Russie bâtie sur la pierre et le sang,
Fais-moi la grâce, fût-ce par la pesanteur,
De prendre part à ton ultime châtiment.
Il a de plus en plus de mal à publier ses poèmes, contraint à changer de lieu de résidence sans arrêt, hébergé par des amis, nourris par ses proches, Moscou, Saint Pétersbourg, la Crimée. Refusant tous les compromis, tous les abaissements, capable d'un courage sans nom. Ralph Dutli le décrit comme un combattant mais aussi comme un amoureux magnifique.
C'est un autre versant du poète, Mandelstam et les femmes, Nadejda fut sa compagne tout au long de sa vie mais elle dut composer avec des météores qui passèrent dans la vie du poète.
Nadejda Mandelstam
La plus célèbre fut Marina Tsvetaïeva qui lui offrira neuf de ses poèmes dont certains vers sonnent comme un avertissement au destin du poète
L'air résonnera toute la nuit de tes cris !
Ils déchireront tes ailes aux quatre vents !
En 1921 la mort du mari d'Anna Akhmatova le touche particulière, la condamnation de Nikolaï Goumiliov sonne le glas des espoirs de Mandelstam et de sa volonté de réconciliation avec le régime.
L'arrivée au pouvoir de Staline va renforcer sa mise à l'écart, il vivote de traductions, parvient très difficilement à faire imprimer ses poèmes.
On lui fait de mauvais procès, tout est bon pour le marginaliser.
Nadejda et lui vivent grâce à quelques emplois bien éphémères, ils sont contraints d'accepter l'aide de leurs amis pour simplement survivre.
Il fait un voyage en Arménie dans les années 30 qui donne lieu à un superbe récit qu'il ne parvient pas à faire imprimer.
Ils ont vécu d’aides amicales, de mendicité ou d’emplois éphémères souvent humiliants.
Les poètes même proches du régime le respecte sans le dire trop haut, Essénine, Maïakovski. Pasternak qui l'admire reste prudent mais lui avoue « J’envie votre liberté » il aurait pu ajouter votre courage !
Pasternak le prudent
Déportations, assassinats deviennent le mode de gouvernement, la souffrance et la famine imposée par la Dékoulakisation vont pousser le poète à s'exprimer, d'abord sous le manteau et puis de plus en plus ouvertement jusqu'à la catastrophe.
En 1934 un poème particulièrement virulent envers Staline va sans doute précipiter les choses, il faut dire que Mandelstam n'a pas fait dans la demi-mesure parlant de Staline comme du « Montagnard du Kremlin » mais aussi de « l’équarisseur des paysans »
Arrestation, condamnation, c'est l'exil à Vorojnev. Il a toujours aimé le poète Ovide exilé à Tomes au bord de la mer noire, il se sent proche de lui plus que jamais.
Contre toute attente il va profité de l'exil pour offrir ses plus beaux poèmes. Il dicte sans relâche à Nadejda qui écrit inlassablement et apprend par coeur tous les poèmes.
Mandelstam à Vorojnev
Arrêté à nouveau en 1938, condamné aux travaux forcés, Mandelstam meurt au Goulag. « Ossip Mandelstam n'était qu'une victime de plus parmi les centaines de milliers de morts du goulag stalinien, et son corps fut jeté nu, avec un numéro matricule attaché au pied, dans une fosse »
Les derniers chapitres du livre sont consacrés au combat de Nadejda gardienne et mémoire de son oeuvre qu'elle avait appris par coeur pour la protéger et la faire connaitre. Un chapitre est consacré à la réception de l'oeuvre en France, enfin un chapitre est fait des éloges d'autres poètes, Philippe Jaccottet, Paul Celan ou le Prix Nobel Joseph Brodski, ce que Ralph Dutli appelle joliment le « triomphe de la poésie »
La biographie est complétée par des photos dont certaines très émouvantes.
Tous les titres des chapitres sont emprunté à l'oeuvre du poète, comme le titre lui-même.
Le Goulag
Russe jusqu'au bout des ongles, Mandelstam était à la fois un européen, un passionné de culture grecque, un admirateur et amoureux de Dante au point d'apprendre l'italien. Un chantre lyrique et généreux qui a refusé de plier.
Un grand amoureux de la vie, des femmes dont il a chanté la beauté, « un gardien des mots »
C'est une biographie que j'ai lu deux fois, une première il y a déjà plusieurs mois et dernièrement pour écrire ce billet. L'émotion était présente même à la seconde lecture. On voudrait que la fin soit différente mais l’on est étreint par le bonheur de lire ces vers que Ralf Dutli nous livre généreusement.
Une biographie que je vais avoir du mal à ranger, doit elle trouver sa place aux côtés d'autres poètes ou plutôt à côté des Récit de la Kolyma de Chalamov, du livre de Julius Margolin, d'un Monde à part d'Herling ou de l'oeuvre de Soljenitsyne ?
Le Livre : Mon temps, mon fauve - Ralph Dutli - Traduit par Marion Graf - Editions Le Bruit du temps