Depuis plusieurs mois je vagabonde ene Russie, l’écoute de Maître et serviteur, le témoignage de Tatiana Tolstoï ou l’hommage appuyé de Dominique Fernandez, il me restait à lire Sofia Tolstoï, qui mieux qu’elle pouvait restituer cette époque, le domaine Iasnaïa Poliana, la vie du créateur d’Anna Karénine ?
Le personnage très contreversé de Sofia Tolstoï m’attirait, était-elle une femme hystérique, jalouse et frustrée, ou bien la victime d’un homme violent, impatient, en proie aux tourments de l’âme ?
Pour le savoir j’ai entamé un de mes pavés de l’été, je vous propose de partager cette lecture avec moi.
Pour une jeune fille de l’aristocratie russe, fille d’un des médecins du Tsar, se retrouver à 18 ans avec la charge d’un domaine, le choc est rude, mais Sofia Tolstoï est capable d’y faire face.
Sofia en 1866 avec Tatiana et Sergueï
Quand en même temps elle découvre les exigences sexuelles de son mari et doit vivre continuellement soit enceinte soit en train d’allaiter, la réalité est alors brutale pour une jeune fille élevée bien loin de ces réalités.
En vingt ans Sofia Tolstoï mettra au monde 13 enfants et en verra mourir 4, durant toutes ces années le soin des enfants, la surveillance de leur santé, le souci de leur éducation lui reviendront entièrement et sa vie sera rythmée par les grossesses, les accouchements, le sevrage et fausses couches.
Iasnaïa Poliana en hiver
Léon Tolstoï aime son domaine d’Iasnaïa Poliana mais en laisse la gestion à sa femme. C’est une toute jeune femme, cultivée, qui parle parfaitement le français et qui a lu « toute la littérature russe et (..) toute la littérature étrangère traduite en russe. »
Elle va devoir mettre de côté ses rêves et se colleter avec la vie quotidienne.
Pendant des années, jusqu’à ce que les études des enfants nécessitent de vivre à Moscou, Sofia Tolstoï va mener une vie frustrante
« Parfois, l'idée d'être irrémédiablement enfermée dans cette vie campagnarde dont je n'avais pas l'habitude m'oppressait terriblement. J'avais envie de bouger, de m'amuser, de trouver à quoi employer mes jeunes forces. ».
Sa vie tourne totalement autour de son époux, elle l’admire, l’assiste, recopie indéfiniment ses manuscrits, sept fois le manuscrit de Guerre et Paix !! et à l’instar de Anna Dostoïevskaïa, elle s’occupera de l’édition de ses oeuvres.
Les années de création sont les années ou totalement dévouée et heureuse de participer à la naissance des grands romans de l’écrivain, Sofia Tolstoï est heureuse. Elle suit les conseils de lecture du grand homme, fait la lecture à haute voix à ses enfants, lit les classiques et les philosophes.
Elle est bien entendu l’hôtesse accueillante mais ce rôle là finira par peser quand se fera interminable le défilé des admirateurs.
Elle trouve peu de compréhension auprès de son mari et surtout aucune reconnaissance :
« Comme je l'aimais, toute ma vie je fus mue par ce désir ardent de lui être utile, de lui plaire en tout. Oui, toute ma vie fut subordonnée à ce désir. Comment y répondait-il ? Eh bien, il devenait de plus en plus exigeant sans jamais m'encourager par son affection ni sa gratitude pour ce que je lui donnais. Je sentis toujours sa sévérité ».
D’épouse craintive et soumise, elle va petit à petit se transformer en femme frustrée et les dernières années de la vie du couple seront totalement empreintes de mésentente et de déchirements.
Elle copia 7 fois le manuscrit de Guerre et Paix
Sofia Tolstoï écrivain sait raconter la vie quotidienne avec une belle vivacité, on voit vivre la maisonnée, grandir les enfants, on découvre sa famille, les amis, les divertissements. Elle peint avec beaucoup de bonheur la nature, le domaine, les bois, les rivières, les étangs gelés, la cueillette des baies, les courses de charrettes. Elle aime la compagnie de certains visiteurs, elle rencontra à plusieurs reprises Tourgueniev. A Moscou près de sa famille la vie est plus conforme à ses attentes
La maison des Tolstoï à Moscou
Tout au long de cette autobiographie on entend la sincérité dans la voix de Sofia Tolstoï, elle brosse le portrait d’un homme de génie mais humainement en proie aux tourments, perpétuellement exigeant, prônant l’abstinence mais d’une sexualité débridée, jamais satisfait, en proie à des tocades passagères (l’apiculture, les cures de lait de jument, les échecs, la cordonnerie, la chasse) dont tout son entourage fait les frais.
« Lorsque ses entreprises se soldaient par un échec, ce qui arrivait assez souvent, Lev Nikolaïevitch sombrait dans le désespoire et affichait une humeur maussade. »
Lorsqu’il veut, au nom de ses convictions, abandonner ses droits d’auteur, c’est sans se soucier des besoins de sa famille.
Une fois ce livre fermé, mon admiration pour l’écrivain Tolstoï n’a pas changé mais l’homme ne sort pas grandi de ces pages.
Pourtant en écho tout au long l’amour et l’admiration de Sofia Tolstoï s’y répand, envers et contre tout.
Si vous aimez la Russie, la littérature russe, si vous aimez Tolstoï, faites une place à ce livre dans votre bibliothèque.
La chronique d'Un livre l'autre
Les illustrations du billet proviennent de Tolstoï Salon
Le livre : Ma vie - Sofia Tolstoï - Traduit et préfacé par Luba Jurgenson - Editions des Syrtes 2010
Commentaires
Magnifique chronique Dominique. Encore une femme d'exception, sacrifiée, et sans laquelle un "grand homme" n'aurait sans doute pas autant brillé.
Superbe le choix de tes photos!
Ce "pavé"-ci me tente énormément.
Bonne semaine...amuse-toi!
@ Colo : ce pavé de 1000 pages se lit sans effort et avec grand intérêt, ma lecture s'est étalée sur 2 ou 3 semaines parce que je lis toujours plusieurs livres à la fois !
J'admire cette femme depuis que j'ai lu une de ses biographies pour toutes les raisons que tu donnes. On sait bien que la plupart des grands artistes se révèlent difficiles à vivre mais Tolstoï, à la fin de sa vie se montre particulièrement égoïste au quotidien et j'imagine le désespoir de sa femme. Copier sept fois "Guerre et Paix", quelle preuve d'amour!
@ Mango : une femme aimante peut être trop si l'on considère qu'à l'époque il était de bon ton de se marier sans amour, manifestement elle attendait de la vie autre chose qu'une vie au service de ...
Tu me donnes envie de mieux connaître Sofia Tolstoï. Ils lisaient le journal de l'un et de l'autre et savaient à quoi s'en tenir sur leur qualités et défauts et elle était aussi très autoritaire. Un couple avec ses hauts et ses bas. Mais recopier 7 fois Guerre et Paix est vraiment un exploit !!! et une des plus belle preuve d'amour qu'elle puisse donner.
@ Nadejda : elle n'est pas sans défaut et d'ailleurs ils transparaissent mais elle est loin de la mégère souvent décrite, la lecture mutuelle du journal a été une épreuve pour Sofia Tostoï et une source d'irritation pour son mari : comme quoi chacun réagissait selon son tempérament
Un très beau billet. Je connais très mal la littérature russe mais je compte bien m'y mettre un jour...
@ Sylire : se lancer dans la lecture de la littérature russe est une expérience puissante, c'est tout un monde qui s'ouvre et après la française (restons un peu chauvin) c'est la plus grande littérature à mon goût
Vivre aux côtés d'un génie... Pas facile, je crois !!!! La femme de Mozart, celle de Picasso, Camille Claudel.... Je pense à celle-là mais beaucoup diront que ce n'est pas facile de partager la vie avec un homme de renom. Et le contraire est-ce aussi difficile ?
En tout cas ce livre, d'après ton billet, me paraît passionnant, je note !
Bonne journée !
@ Enitram : j'aime beaucoup tes rapprochements car ils sont très pertinents, Sofia Tolstoï est en bonne compagnie
Merci pour ce billet très complet ! Ce livre a été fort commenté lors de sa sortie et je n'ai lu que des éloges...
Je l'ai noté depuis sa sortie, heureusement qu'elle a pris la parole pour rétablir un peu la balance et gommer l'image de mégère. Il ne faut pas vivre avec des génies ...
Je me contente de ton billet très complet, et ne pense pas lire un jour ce pavé... même si je passe sûrement à côté d'un livre très enrichissant.
C'est vrai on parle souvent des écrivains,des artistes mais on oublie ceux qui vivent à leur côté,qui partage leurs angoisses,leurs errances.
Ceux sans lesquels certains de ces artistes seraient un peu perdus.
Je ne sais pas si j'aurais aimé être à leur place,je pense que cela ne devait pas être facile tous les jours.
C'est pour ce livre le bookseat?
Bonne journée
Zut je recommence pas moyen de concrétiser mon commentaire.
L'informatique GRRRRR
Donc je crois que je disais que nous parlons bien souvent des écrivains,des artistes,mais rarement de ceux qui vivaient à leur côté,qui supportaient leurs angoisses,leurs errances....
Pas toujours évident à mon avis
Et je me demandais si le bookseat avait été acheté pour ce livre?
Bonne journée
@ Autourdupuits : oui oui Hautetfort fait encore un peu des siennes de temps en temps
oui tu as deviné avec un pavé de 1000 pages mes bras n'en peuvent plus, je ferais dans un jour ou deux un billet sur cet instrument que je trouve fort agréable même s'il n'est pas parfait
@ autourdupuits : oui c'est en lisant ce type de livre que mes bras rendent l'âme totalement ! vive le bookseat même imparfait c'est un confort bien meilleur
Je compte lire un peu plus sur Sofia Tolstoï, surtout depuis ma lecture de "Sophie et Léon portrait d'un mariage". À travers les journaux de chacun, l'auteur analyse la relation du couple, C'est intéressant!
@ Allie : un couple dont on ne se lasse pas de lire et relire les écrits
encore un livre qui me tente! mais quand aurais je le temps de tout lire? Comment fais-tu?
@ miriam : tu voyages et moi je lis pour voyager :-)
Bonsoir Dominique, quand j'ai vu le film de fiction sur les derniers jours de Tolstoï, je me suis dit une fois de plus qu'être l'épouse d'un grand homme n'est pas chose facile. Une femme comme Sophie Tolstoï n'a pas eu une vie très heureuse me semble-t-il mais quelle femme! Bonne soirée.
@ dasola : j'attends patiemment que ce film sorte en DVD car je ne l'ai jamais vu à l'affiche à Lyon patience patience
Bonsoir Dominique,
Ton article est passionnant et donne envie de découvrir l'auteure pour qui cela n'a pas été facile tous les jours Bonne soirée
@ Bénédicte : un livre passionnant pour qui aime la littérature russe
Une vie de couple hors du commun, où la bonne ou mauvaise foi de chacun des époux est difficile à apprécier - je lirai sûrement ce journal de Sofia Tolstoï qu'elle cachait à son époux comme lui lui cachait ses pages personnelles. Elle aimait Moscou, lui détestait la vie en ville. En tout cas, la fin est un désastre, lui en fuite, elle tenue à l'écart...
La cordonnerie : on peut voir dans la maison-musée (en bois) de Tolstoï à Moscou des bottes qu'il s'est fabriquées lui-même, un souvenir de voyage réveillé par ton billet.
@ Tania : attention il ne s'agit pas là du journal de sofia, ces mémoires sont très largement alimentées par son journal mais il y a réécriture ce qui enlève sans doute de la spontanéité mais en même temps qui permet de condenser et de rassembler
La visite de cette maison et de ce musée me font très très envie !
Merci pour ce très intéressant billet ! J'ai beaucoup aimé ce livre ! Mais je suis très lasse des "grands hommes" qui font supporter à leur épouse et parfois aussi leurs enfants tout le poids de leur génie et leur incapacité à affronter les choses prosaïques de la vie !
De quoi faire le lien avec Louisa May Alcott, sa mère et ses soeurs qui se sacrifièrent plus ou moins toutes à leur tour, sans que leur père ou leur mari ne semble se douter le moins du monde de ce qu'il leur imposait !
@ Annie : j'ai lu ton billet sur L M Alcott et cela me tente beaucoup
C'est ce qu'on appelle "l'envers" du génie... J'ai découvert ça complétement sidérée en lisant le livre de Marina Picasso "Grand-père". Pour en revenir à Tolstoi, les femmes qui vivent à l'ombre de leur mari ne sont pas seulement celles des "grands hommes" malheureusement... Bel été Dominique
C'est ce qu'on appelle "l'envers" du génie... J'ai découvert ça complétement sidérée en lisant le livre de Marina Picasso "Grand-père". Pour en revenir à Tolstoi, les femmes qui vivent à l'ombre de leur mari ne sont pas seulement celles des "grands hommes" malheureusement... Bel été Dominique
@ L'or des chambres : Picasso doit être un exemple édifiant du problème
Bon été à toi aussi
Ton billet est tellement passionnant que je n'ai plus besoin de lire le livre (lol). Tu t'es attaquée à ce pavé, et bravo, on en profite! Je me suis régalée!
Je viens de republier , aujourd'hui, en provenance de mon ancien blog un billet sur les romans de Sofia Tolstoï en réponse à la sonate à Kreutzer. Tu as raison l'écrivain est grand mais l'homme assez abominable!! Sexualité débridée alors qu'il prêche l'abstinence et accuse la femme d'être impure. Jamais vu une misogynie pareille!
Qui plus est, sans sa femme qui s'occupait entièrementde la propriété, de ses serfs, de ses domestiques, de ses enfants et qui lui servait de secrétaire (elle a recopié plusieurs Guerre et paix!!) (et qui était,elle aussi, écrivain), je me demande s'il aurait été aussi grand, le Grand Homme et s'il aurait eu le temps d'écrire!
@ claudialucia : je crois que tous les commentateurs, critiques qui ont vilipendé Sofia Tolstoi étaient dans une veine très misogyne et machiste dans le ton du début du XXème siècle
les différents ouvrages qui sortent aujourd'hui sont plus nuancés et l'autobiographie et le journal nous en apprennent beaucoup
Un livre que je veux lire.
Tolstoï haïssait sa femme pour des raisons incompréhensibles. Cette femme a du beaucoup souffrir.
@ Alicia : à la lecture de cette autobiographie je ne dirai pas que Tolstoï haïssait sa femme mais qu'il y avait un tel écart entre leurs préoccupations respectives que les conflits étaient inévitables
Sofia a manifestement souffert, on voit là une femme qui s'appuie sur sa famille, la musique, la philo, la littérature pour survivre