Un témoignage irremplaçable
Julius Margolin est un intellectuel juif polonais qui a émigré en Palestine à la fin des années 30, l’été 1939 il est en visite en Pologne, du jour au lendemain les frontières se ferment, le pacte Germano-Soviétique va conduire cet agrégé de philosophie à chercher refuge dans sa ville natale de Pinsk où se retrouvent beaucoup de juifs fuyant les nazis.
Pendant une année Margolin va tenter de sortir du pays, faisant valoir son passeport palestinien, lui qui a au cours de sa vie changer plusieurs fois de nationalité au gré des guerres, va se retrouver sans nationalité, toutes ses tentatives échouent et il est finalement arrêté pour infraction aux lois sur les passeports !
Condamné, un voyage interminable aux conditions matérielles épouvantables, va le conduire au fin fond de la Sibérie. Il n’est plus un homme, il est devenu un Ze-Ka terme qui désignait les prisonniers qui creusaient le canal de la mer Blanche à la Baltique : le sinistre Belomorkanal, et qui passa dans le langage des camps. Il passera cinq années au Goulag.
De Varlam Chalamov à Soljenitsyne, de Evguenia Guinzbourg à Gustaw Herling, ils sont nombreux à avoir témoigné sur le Goulag. Qu’est ce qui fait de ce livre un document très particulier ?
Julius Margolin n’est pas Russe, il n’a jamais vécu sous le régime soviétique, il n’a pas été soumis à l’idéologie communiste, il n’a subi aucune répression. Il a une très grande capacité d’observation et de réflexion, sa formation intellectuelle le pousse à s’interroger, à tenter de comprendre le processus qui est à l’oeuvre au Goulag. Très tôt pendant sa détention il s’imagine alertant l’opinion publique mondiale, il s’ingénie à décrypter l’absurde des situations, le phénomène de déshumanisation qui est en oeuvre, il lutte avec acharnement allant jusqu’à vouloir écrire des traités de la haine ou du mensonge.
Il décortique pour mieux les analyser les consignes qui régissent le camp : la ration de nourriture est proportionnelle au travail accompli, les jours de repos la ration diminue, si le Zek est malade la ration diminue, s’il fait un travail moins dur la ration diminue.
Il démonte les consignes ridicules sur le rendement attendu des prisonniers, les punitions, les brimades, la terreur que font régner les ourkis prisonniers faisant régner la terreur , les chantiers épuisants et inutiles, les simulacres de justice.
Il décrit les relations entre prisonniers, le grand mélange de nationalités qui exacerbe les sentiments les plus violents, il en est lui même victime et lorsqu’un jour il frappe un de ses compagnons il dit « Parmi toutes les choses que je ne pardonnerai jamais, ni au camp ni à ses sinistres créateurs, ce coup restera dans ma mémoire, car il fit de moi un instant, leur complice, leur élève, leur prosélyte »
Le livre de Julius Margolin est irremplaçable, la traduction de Nina Berberova et Luba jurgenson respecte toute profondeur du texte, font entendre magnifiquement la voix qui s’élève contre la barbarie. Dans la postface vous apprendrez le rôle important qu’à joué jusqu’à sa mort l’auteur pour alerter l’opinion mondiale car dit-il « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à haute voix. Sinon, la lutte contre lui est impossible.»
Faites une place à ce livre dans votre bibliothèque
Le livre : Voyage au pays des Ze-Ka - Julius Margolin - Traduit du Russe par Nina Berberova et Luba Jurgenson - Editions Le Bruit du temps
L’auteur : Né dans une famille juive de Pinsk (Biélorussie), Julius Margolin (1900-1971) est élevé dans la culture russe. Après avoir terminé ses études de philosophie à Berlin, il s'installe en Palestine. En 1939, il est en séjour à Lodz lorsque la Pologne est envahie. Il se réfugie alors dans sa ville natale, à l’est du pays. Arrêté le 19 juin par le NKVD, il est envoyé dans un camp de travail sur la rive nord du lac Onéga. Ayant survécu par miracle à cinq années de Goulag, libéré en 1945, il écrit le Voyage au pays des Ze-Ka dès son retour à Tel-Aviv, et doit faire face à une opinion internationale incrédule, l’URSS étant encore auréolée de sa contribution à la victoire contre le nazisme. Il vient à Paris en 1950 témoigner au procès de David Rousset contre Les Lettres françaises, et ne cessera de lutter, jusqu’à sa mort en 1971, pour la libération des Ze-Ka, les prisonniers des camps.(source l’éditeur)
Commentaires
Celui-là a déjà une place dans ma PAL à défaut d'en avoir une dans ma bibliothèque. La taille et le sujet me le font garder pour les vacances. Du coup, je voulais savoir il se lit comment : plutôt comme un essai ou comme un témoignage ?
@ Cecile : c'est plutôt un témoignage mais la formation de l'auteur comme philosophe est bien entendu apparente, cela lui permet analyse et recul et cela rend le livre encore plus prégnant
J'étais sûre que tu lirais ce livre ! J'ai entendu une émission d'une heure autour de sa parution non expurgée, c'était passionnant (Répliques - France-Culture). Je l'ai noté bien sûr, en pensant qu'il fallait être bien disponible pour le lire, il ne doit pas être facile.
@ Aifelle : preuve qu'à travers un blog on laisse pas mal de choses de soi , oui je n'ai pas pu résister car le sujet me tient à coeur, et bien que j'ai déjà beaucoup lu là dessus, je suis certaine que l'on ne lit jamais trop
Ayant beaucoup lu Soljenitsyne et en particulier "L'Archipel du Goulag", je me demande si j'ai très envie de me plonger encore dans une histoire aussi terrible!
@ Mango : effectivement ce genre de livre est toujours difficile tant on se sent atteint dans sa dignité d'homme à travers ce qu'on lit, il est long à lire mais pas difficile
Bien sûr, j'ai pensé à "Une journée d'Ivan Dennissovitch" en lisant ce billet, Dominique. Ce témoignage m'intéresse beaucoup, je note les références, merci.
@ Tania : la plus grande différence est le statut de l'auteur, juif, philosphe et non pas soviétique, son regard est d'autant plus aigu
C'est une histoire épouvantable mais qu'il faut connaître. Je préfère savoir plutôt que de rester dans l'ignorance.
C'est pour cette raison que je note ce livre et que je vais aller l'acheter.
@ Dimitri : c'est exactement cela qui me pousse à lire ces livres, savoir, comprendre et du coup être vigilant
Dominique,
Une fois de plus tu as su dénicher un livre qui va allonger ma lllllllllllllllllliste. Quand elle est lllllllllllllllllllongue, ça prend beaucoup de L.
@ Lali : j'ai parfois autant de plaisir à fouiner chez le libraire qu'à lire, ou pour le dire comme Armando à lirotiner
Après avoir lu ton billet voilà que la tentation de lire ce livre est grande, même si j'hésite un peu puisque les livres "témoignage" racontant les horreurs des hommes me laissent toujours dans un état de révolte profonde et en colère pendant plusieurs jours.
@ Armando : Margolin est doté d'une telle énergie, d'une telle volonté de se battre et surtout de faire connaitre qu'on l'accompagne dans sa démarche en lisant, de la colère certes mais surtout pour moi une admiration sans bornes devant une telle qualité d'homme
J'avais lu une critique sur le site de France Culture et de je ne sais plus quel autre j'avais relevé et noté ceci dans mon carnet:
Enfin, et surtout, Margolin est un écrivain. En dehors de sa pertinence testimoniale, ce livre retiendra l’attention par sa grande valeur littéraire.
"Je n’étais plus capable de me représenter la liberté, mon imagination était aveuglée, comme par le soleil"
Merci Dominique
Tu as reçu mon mail?
@ autourdupuits : oui oui j'ai eu ton mail , désolée de n'y avoir pas répondu, je me mélange un peu les pinceaux entre mail et commentaire
C'est tout à fait ça : la qualité du témoignage certes, mais on la trouve ailleurs, mais une qualité d'écriture et de réflexion qui ajoute beaucoup au livre
Son combat aussi aux côtés de ceux qui à l'époque dénonçaient le stalinisme et le goulag et qui étaient peu entendu et parfois carrément transformés en accusés
Hum, on avait parlé de ce titre au moment de mon billet sur En Sibérie, tu mets bien en lumière ce qui rend ce livre différend des témoignages de Soljenytsine et Guinzbourg (ceux là dans ma PAL...), je reste vigilante s'il apparait en bibli.
@ Keisha : on peut penser que les bibliothèques vont l'acheter de par sa différence avec les livres antérieurs et la qualité d'écriture du récit
Il y a de l'extra-ordinaire dans l'écriture puis la publications de ces témoignages de rescapés sur ces mondes des exterminations programmées, des oppressions totales, des déshumanisations systématisées...
@ JEA : sous la plume de Margolin le terme de déshumanisation est omniprésent et l'aspect "programmation" et folie et inutilité même de ces organisations, tout cela est largement évoqué, c'est ce qui m'a beaucoup intéressé dans ce livre
Bonjour Dominique, merci pour ce conseil. Je l'ai vu en évidence chez mon libraire. Pour le moment, je préfère des lectures plus légères. Bonne journée.
Dans le même genre mais en plus accessible, j'ai bcp aimé La saga des Mendelson de Fabrice Colin.
C'est sûrement un livre dur, mais positif, qui montre les stratégies de survie en milieu plus qu'hostile. Et qui analyse la transformation des mentalités. je devrais le lire.
@ Theoma : je me souviens car j'ai noté la référence du livre
@ Dominique la particularité c'est le statut de Margolin, il n'est pas soviétique, il est juif mais ce n'est pas un camp nazis ...il a été polonais mais ne l'est plus ...bref un candidat désigné pour la vindicte des maîtres du NKVD
Encore une fois, tu présentes un livre dont je n'ai pas du tout entendu parler mais qui me tente beaucoup. Je me rends compte que j'ai lu beaucoup d'ouvrages plus historiques sur les répressions soviétiques mais jamais de témoignages. Etrange... Il va falloir que je répare tout ça.
@ Zarline, comme toi j'ai lu un certain nombre de livre d'histoire, il y a quelques mois j'ai lu "goulag" de Anne Appelbaum : une somme en la matière et les livres de Nicolas Werth sur l'union soviétique, après il y a bien sûr Chalamov
j'ai trouvé passionnant ce livre là et très bien écrit
Un coup d'oeil sur le site de la bibli m'apprend qu'en effet le livre est là mais pas disponible, sans doute en cours d'enregistrement habillage... Bon, 700 pages quand même... Son tour viendra!
@ Keisha : j'étais certaine que les bibli allaient l'acheter, j'ai étalé ma lecture sur environ trois semaines et je lisais du plus léger en alternance, mais j'oserais dire que je n'ai pas vu passer ces 700 pages ! tout est intéressant, l'avant de son arrestation, tout ce qui concerne le camp et ses réflexions sur l'après
Évidemment, je retiens le titre de cet ouvrage qui semble être passionnant à découvrir ... En lisant ton billet, on se rend compte que l'histoire des camps - d'où qu'ils se situent - est toujours la même et a pour unique objectif la destruction psychique de l'individu ! Cette lecture peut se faire en parallèle avec les ouvrages de Primo Levi, de Georges Semprun ou de David Rousset.
@ Nanne : en lisant ce livre et en faisant mon billet j'ai pensé à toi car je sais à voir tes chroniques que c'est un sujet qui t'intéresse, c'est vraiment un excellent livre non seulement comme le disent les critiques pour la qualité du témoignage mais aussi pour la qualité d'écriture, il a trouvé sa place à côté des auteurs que tu cites
Je n'ai jamais vraiment lu sur le Goulag. Du coup, je le note parce que comme tu le dis si bien "on ne lit jamais trop" ce genre de témoignage.
J'avais entendu parler de ce témoignage et je te remercie pour ce billet. je viens de terminer ce récit sur les camps de réducation par le travail communiste, et je l'ai vraiment dévoré, le sujet est certes difficile et pourtant c'est un récit éclairant. Il mérite de s'arrêter pour le lire, et qu'on le fasse connaître!
@ nathalia : c'est un des meilleurs livres que j'ai lu sur le sujet car écrit sans pathos avec un regard distancié tout à fait extraordinaire, depuis ma lecture je l'ai vu critiqué dans pas mal de journaux et c'est bien