Où j’ai laissé mon âme - Jérôme Ferrari - Editions Actes Sud
Un roman très court à deux personnages. Deux soldats en 1957 en Algérie à l’époque des attentats du FLN et de la mise à contribution de l’armée française pour obtenir des renseignements et arrêter les chefs du FLN à n’importe quel prix.
Le Capitaine André Degorce, ancien résistant passé par les interrogatoires nazis, héros d’Indochine, le Lieutenant Andréani, plus jeune, compagnon de captivité du capitaine dans les camps du Viêt-minh avec qui il a des liens très forts.
L'armée dans Alger en 1957
Le roman se déroule durant trois journées, au cours de ces trois jours vont se dévoiler pour chacun des personnages, les sentiments, les convictions, les actions qu’ils mènent, les responsabilités qu’ils portent, le sens que chacun attribue à des mots comme : loyauté, honneur, morale, trahison ou devoir.
Le Capitaine Degorce catholique pratiquant et ancien déporté, deux raisons de s’opposer à la torture et pourtant de victime il est devenu bourreau, il s’est transformé en tortionnaire. Les lettres à sa femme, la lecture de la Bible ne suffisent plus à lui procurer du réconfort, tiraillé entre son devoir de tout faire pour arrêter les chefs rebelles et ses convictions et une horreur de la torture acquise dans les geôles allemandes, il ne peut se décider. Il donne des conseils glaçants à ses hommes "Messieurs, dit-il, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés pour ouvrir l'âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N'oubliez pas qu'il en existe d'autres. La nostalgie. L'orgueil. La tristesse. La honte. L'amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé." Mais fait preuve d’une incompréhensible attitude envers son prisonnier Tahar Hadj Nacer un des chefs du FLN arrêté grâce à des renseignements obtenus par la torture. Il va même chercher auprès de lui réconfort et absolution, allant jusqu’à lui faire rendre les honneurs militaires mais... fermant les yeux sur son exécution.
De l’autre côté écouter Andréani, dans un long monologue il dit toute sa colère et son amertume envers son supérieur, son ami. Il ne le comprend plus. Lui est sûr de son devoir, il revendique ses actions y compris la torture " Vous vous demandez encore comment il est possible que vous soyez devenu un bourreau, un assassin. Oh, mon capitaine, c'est pourtant la vérité, il n'y a rien d'impossible : vous êtes un bourreau et un assassin. Vous n'y pouvez plus rien, même si vous êtes encore incapable de l'accepter. Le passé disparaît dans l'oubli, mon capitaine, mais rien ne peut le racheter."
Il explique, il justifie, il y voit son devoir de soldat. Comment pourrait-il rester impassible devant les attentats et leurs victimes, il y a pour lui une logique de la guerre et c’est celle du "tout est permis" pour atteindre son but. Les prisonniers qui passent par ses mains dans la villa Eugène n’ont à attendre aucune pitié comme ils n’en ont pas eu pour les invités d’une noce tous massacrés ou ces prostituées piégées dans un bordel de la Casbah.
Il est plein de dépit et se sent trahi par un Degorce pour qui il finit par éprouver de la haine et qu’il invective à travers son monologue, qu’il veut obliger à reconnaiîre ses contradictions, ses lâchetés, sa bassesse
Quel superbe et douloureux roman, Jérôme Ferrari signe là LE roman de la rentrée, poignant, dense "porte ouverte sur l'abîme" pour ces personnages que tout oppose. La brièveté de son roman en augmente la force et nous fait douter de notre propre sentiment.
Tout naturellement on éprouve une certaine empathie pour Degorce, pour ses errements et sa culpabilité, mais tout l’art de Ferrari est d’inversé le processus et on en vient à préférer l’attitude plus véridique d’Andréani. Rien de manichéen donc mais l’ambivalence qui habite tout homme.
La construction très aboutie de son roman lui permet de nous faire sentir les tensions intérieures des personnages et leur face à face
Une lecture forte et exigente, un roman d’une grande profondeur, faites lui une place dans votre bibliothèque
Une interview de l’auteur le billet de Cathe
Pour poursuivre : le film de Patrick Rotman Ennemi intime violences dans la guerre d'Algérie
L'auteur
Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari, après avoir été, durant quatre ans, professeur de philosophie au lycée
international d’Alger, vit actuellement en Corse où il enseigne depuis 2007.
Chez Actes Sud, il a publié quatre romans : Dans le secret (2007), Balco Atlantico (2008), le très remarqué Un dieu un animal (2009, prix Landerneau 2009) et Où j'ai laissé mon âme.
Commentaires
Vu ce que tu en dis, on a effectivement très envie de lui faire une place dans la bibliothèque... Ce n'est pas évident de mettre en lumière toutes ces tensions contradictoires qui nous habitent...
@ Gwenaelle : Ferrari atteint totalement son but avec un texte simple en apparence mais très profond
J'avais adoré "Un Dieu un animal" l'an dernier , j'ai dû le lire trois fois, je vais donc me laisser tenter par celui-ci aussi, sans aucun doute...
@ Hélène : à l'inverse de toi je vais me précipiter sur ses premiers livres et pour info à ceux que cela intéresse "un dieu un animal" vient de paraitre en format poche babel
Je suis bien sûr complètement d'accord avec ton billet :-)
@ Cathe ; j'ai oublié de mettre un lien vers ton billet je vais le rajouter
Indubitablement un livre que je lirai un de ces jours et duquel j'anticipe un choc plus grand encore que celui ressenti à la lecture d' "Un dieu, un animal", l'an dernier.
@ In Cold Blog : je vais aller relire ton billet " un dieu" car maintenant j'ai vraiment envie de le lire
un auteur à suivre
Je ne te cache pas que le thème me fait peur, mais avec ce que tu en dis, je prendrai un jour une grande inspiration et je plongerai.
@ Aifelle : c'est un thème dur et traité de façon tout à fait personnelle puisque l'on n'a pas à faire avec un bon et un méchant mais bien avec deux bourreaux par contre les questions posées sont de celles qui se posent toujours lors des conflits
Même si l'époque et le thème ne me disent trop rien, je veux le lire à cause des avis très positifs et des passages que j'en ai lus...
@ Keisha : toutes les critiques sont effectivement très bonnes
Le genre de livre que j'appréhende à lire mais bien-sûr tu me donnes envie d'aller voir ! Regarder les contradictions humaines en face n'est pas simple, quand elles se passent à ce niveau surtout !
@ Fifi : c'est tout le talent de Jérôme Ferrari de rendre palpables ces contradictions et alors qu'ils devraient nous faire horreur nous rendre proches d'une certaine façon ces 2 hommes
Le documentaire de P. Rotman est de grande qualité ! Et c'est un bon moyen pour prendre contact avec la guerre d'Algérie.
@ Margotte : je ne l'ai pas vu mais je suis bien décidée à l'acheter, Ferrari en parle lors d'une interview que j'ai entendu à la radio comme du film qui l'a incité à écrire son roman, il a été prof de philo au lycée d'Alger et dit aimé beaucoup ce pays
J'ai beaucoup aimé Un dieu un animal, une écriture particulière et très forte, des personnages en marge et crédibles.
Je lui ai fait une place dans ma bibliothèque, ne reste maintenant plus qu'à le lire ! Mais puisqu'il s'agit de LE roman de la rentrée, il va sûrement en ressortir d'ici peu !
@ Sébastien : bonne lecture et j'espère que tu y prendras grand plaisir
Voilà un livre qui pourrait convenir à "Causons bouquins"...
@ Rosa : certainement un livre qui déclenche des discussions, court et facile à lire même si le sujet l'est moins
Personnellement, je suis définitivement convaincue par ce roman de la rentrée littéraire. J'ai déjà lu le billet de Cathe. Maintenant, le tien. Et les deux me confirment, si besoin en était, que ce roman est à avoir impérativement dans sa bibliothèque et à lire. Le thème est loin d'être facile et évident, surtout en France où la guerre d'Algérie est encore et toujours un tabou ... Mais il est temps de faire face à son passé et à son Histoire pour avancer et évoluer !
@ Nanne : Parmi les parutions de la rentrée littéraire il est toujours difficile de choisir mais là vraiment je ne regrette pas mon choix
Le sujet m'intéresse si l'état français a su faire son mea culpa sur la collaboration on est loin de ça avec la guerre d'Algérie, le livre n'est pas du tout un récit "historique" mais plutôt un texte qui s'inscrit dans un moment où l'homme est devant un choix majeur
C'est remarquable, bien écrit, n'hésite pas
Bonjour Dominique,
Un roman que j'ai acheté samedi et que je m'apprête à lire. Ton billet me conforte dans mon souhaite de découvrir l'auteur...
Désolée, je ne suis pas beaucoup présente chez mes blogs amis, un peu débordée ces jours-ci!
Bisous, bisous et très belle semaine
@ Kenza : bonne lecture par avance, je sais ce que c'est d'être un peu débordée parfois le travail déborde sur le reste !
Un roman superbe et fort. Je suis 100% d'accord, c'est LE roman de la rentrée.
@ Jérôme : oui un roman superbe, avec le magnifique "Purge" ce sont les romans forts de cette année
Comme vous l'avez dit dans un commentaire à mon billet ("Deux âmes damnées"), c'est LE livre de la rentrée de septembre 2010. Impressionnant surtout par cette absence de manichéisme dans le traitement d'un thème aussi polémique. Amicalement.
@ Catheau : un livre qui a fait polémique sur certains blogs car la guerre d'Algérie déclenche encore des réactions épidermiques, mais au delà de cette guerre le livre pose des questions essentielles sur les rapports de l'homme au mal
un écrivain dont j'ai aujourd'hui très envie de lire les autres livres
Un commentaire tardif qui vient de 2013, J F a eu la Goncourt, j'ai lu Aleph zéro (2002) et je vous lis en 2010 avec attention. Merci.