L’Ile de Sakhaline - Anton Tchekhov - Traduction du russe par Lily Denis - Editions Gallimard Folio
Dans un précédent billet nous avons suivi le voyage de Tchekhov vers Sakhaline et les lettres qu’il a adressé à sa famille et à ses amis.
En se rendant à Sakhaline Tchekhov voulait, nous dit Roger Grenier dans la préface, "payer sa dette à la médecine"
De son séjour il tirera un livre qu’il écrira avec difficulté et qui sera édité pour la première fois en 1895, il écrit alors " Je suis heureux que dans ma garde-robe littéraire se trouve une rude blouse de forçat "
Sakhaline
Contre toute attente alors qu’il n’a aucun document d’introduction ou autorisation, Tchekhov réussi à se faire admettre par le gouverneur le Général Korff, celui-ci l’autorise à circuler librement et à interroger qui bon lui semble sauf les détenus politiques.
Tchekhov va user et même abuser de cette autorisation, il rédige un questionnaire et en trois mois ce n’est pas moins de 10.000 fiches qu’il va renseigner, véritable recensement de la population de Sakhaline, il entre dans tous les villages, toutes les prisons, les maisons de fer.
Il note tout ce qu’il voit, tout ce qu’on lui dit " Je vais seul d’isba en isba ; parfois un forçat m’accompagne, parfois aussi un garde-chiourme armé d’un révolver me suit comme mon ombre "
L’île est divisée en territoires et secteurs, les hommes qui séjournent ici appartiennent à des catégories distinctes, mais tous sont reclus à vie sur cette île, même leur peine purgée les condamnés ne retrouveront pas leur ville ou village d’origine.
Tout un personnel administratif vit sur l’île, le gouverneur nommé par le Tsar, un médecin, des commis aux écritures car il faut bien faire des rapports pour le pouvoir central, des artisans : boulanger, menuiser, cuisinier, mais aussi tout le corps de surveillants et autres gardes-chiourmes.
Les condamnés qui sont ici ont fait le même voyage que Tchekhov, fers aux pieds, la Sibérie est une longue route vers le bagne, la route de Vladimirka " Nous les avons fait marcher dans le froid avec des fers aux pieds durant des dizaines de milliers de verstes "
Son ami Isaac Levitan a peint un tableau pour illustrer la douleur de cette route connue de tous les russes.
Isaac Ilitch Lévitan La route de Vladimirka Moscou, Galerie Trétiakov.
Dans les villages travaillent des prisonniers mais aussi des paysans dit libres qui sont en fait des colons contraints de rester sur l’île, leur travail leur permet tout juste de survivre : l’abattage de bois, travail très dangereux, l’agriculture sur une terre peu fertile au climat peu favorable, le travail de la mine le plus dur et le plus dangereux.
Les mineurs descendent dans la mine par une galerie très longue, ici pas d’ascenseur, l’homme tire un traîneau déjà lourd à vide ; quand il remonte la pente il le fait à quatre pattes tirant son traîneau chargé et les 300 mètres de galerie deviennent un parcours inhumain, le mineur le refait 13 fois par jour !
Les femmes qui ont suivi leur mari, celles condamnées et libérées, n’ont souvent d’autre choix pour survivre que de se livrer à la prostitution, seule façon de nourrir leurs enfants car ceux-ci sont nombreux à Sakhaline malgré une mortalité infantile importante. Tchekhov y voit une consolation pour ces hommes et femmes mais les enfants, hélas, aggravent les conditions de vie, plus de bouches à nourrir alors que les possibilités de travail et de ressources sont extrêmement limitées.
La nourriture est simple, voire frustre, la viande ne fait que très rarement partie des menus, quelques années avant la visite de Tchekhov le scorbut a dévasté la population carcérale.
Ses observations sur l’état de santé de cette population font mention de la tuberculose bien évidemment, de diphtérie, de la variole, et du typhus dont la mortalité est énorme, enfin bien sûr en raison de la prostitution la syphilis fait des ravages.
Les conditions de détentions sont inhumaines, barbares, le mot justice n’a plus aucun sens en ces lieux.
Les punitions et sanctions sont fréquentes et appliquées sans discernement avec parfois beaucoup de cruauté et de sadisme.
Les verges et le fouet sont courants, les sentences prononcées le sont selon les « droits » de celui qui sanctionne, le Gouverneur à « droit » à faire appliquer 100 coups de fouet, le surveillant lui n’a « droit qu’à 50 coups ....
A sa demande Tchekhov assiste à une punition " J’ai vu applique la peine du fouet, ce qui m’a fait rêver pendant trois ou quatre nuits du bourreau et de l’atroce chevalet "
Les récidivistes, ceux qui ont tenté de s’évader sont enfermés dans la maisons de fer : enchaînés des pieds et des mains à une brouette suffisamment lourde pour empêcher les mouvements et suffisamment petite pour être la nuit glissée sous la paillasse. Un modèle de torture ! Les mouvements sont de trop faible amplitude et la dégénérescence musculaire est définitive, ainsi la punition se poursuit bien après sa fin officielle.
La répression féroce et l’absence d’espoir de quitter l’île poussent les hommes à tenter de s’évader et malgré le peu de réussite et les coups de fouet qui suivront, les tentatives sont nombreuses.
Il faut laisser la parole à Tchekhov " Sakhaline est le lieu des souffrances les plus insupportables que puisse endurer un homme, aussi bien libre que condamné, nous avons laissé croupir dans des prisons des millions d'hommes, et cela pour rien, de manière irraisonnée, barbare "
A son retour Tchekhov fait envoyer des milliers de livres à Sakhaline, ce voyage et ce séjour l’ont marqué " Je ne saurais dire si ce voyage m’a aguerri ou s’il m’a rendu fou. Du diable si je le sais " Ce livre-enquête s’apparente au reportage d’Albert Londres sur le bagne de Cayenne, deux hommes qui ont par leurs écrits rendue vaine la question de l’implication de l’intellectuel dans la vie politique.
Je laisse à Tchekhov les derniers mots, Sakhaline "Tout autour la mer, au milieu l'enfer." et je vous propose d'ajouter ce livre à votre bibliothèque
Commentaires
Un travail phénoménal que cette enquête et ce voyage (expiatoire?) alors que Tchékhov était déjà célèbre et malade. Un voyage au bout du monde.
Il fut un temps où je me suis passionné pour Tchékhov et réuni, à l'époque, à peu près tout ce qui paraissait en langue française sur cet auteur de nouvelles et de théâtre. Tout un rayon de bibliothèque.
Merci pour tes mots Dom , cela me touche toujours et comme tu dis, l'automne est magnifique
L'indifférence est une paralysie de l'âme.
Tchekhov
bon samedi
@ Jeandler: Quelle chance que cette bibliothèque, la correspondance de Tchékhov est aujourd'hui indisponible sauf en bibliothèque, j'ai lu plusieurs biographies de cet auteur à multiples facettes
@ Bruno : Comme tous les hommes il y a du paradoxe chez Tchékhov lui qui veut à la fois ne pas être dans l'agitation du monde mais qui traverse la russie pour comprendre la misère humaine !
Un récit qui doit être éprouvant à lire, mais indispensable y compris pour comprendre la continuité du goulag sous d'autres régimes.
Vous donnez envie de lire ce livre , mais je vais le garder pour l'été . quand la pluie , le vent et la nuit qui tombe à six heures ne me plomberont pas trop le moral. Je me suis toujours demandé pourquoi la Sibérie est-elle si différente de l'Alaska . La Sibérie représente l'horreur le froid le bagne et l'Alaska l'aventure la liberté . Ce sont pourtant deux régions qui ont en commun le climat , la végétation et le relief, non?
Un récit édifiant ! Après les Lettres de voyage, tu me fais découvrir encore un autre aspect de cet auteur. Je le rajoute à l'autre !
Merci pour ce billet très intéressant sur un auteur dont je connais surtout les pièces de théâtre.
Ce qui me fascine en passant par ici, est cette manière de raconter les livres et l'envie furieuse qu'elle nous donne de les sans tarder...
@ Aifelle : Oui un peu éprouvant, ce n'est pas un récit anodin, véritable enquête qui fait le tour de tous les aspects du bagne, rien à voir avec le Tchekhov des nouvelles ou de La Mouette
@ Luocine : votre réflexion est très juste, la Sibérie sous un climat qui ressemble à l'Alaska est très différente
l'une représente l'aventure, la route de l'or, l'autre les bagnes et les réprouvés
@ Kathel : oui c'est surprenant car Tchekhov a passé le reste de sa vie à NE PAS se mêler de la vie publique !
@ Du Bleu : il y a ceux qui se font diable tentateur avec les livres et ceux qui font ça en musique ....je ne nomme personne !!
Que incroyable billet ! BRAVO Dominique ! Tu donnes furieusement envie de le lire malgré le terrifiant sujet. Dans un tout autre style, Fabrice Colin dans La saga des Mendelson, parle d'Odessa et du progrom entre autres. Le public ado est visé mais j'ai trouvé le document brillamment écrit. Une très bonne introduction aux conditions de vie pour le jeune public.
@ Theoma : j'ai lu tes billets sur la Saga Mendelson et j'ai noté les références, j'ai des petits enfants et cela fait partie des titres qui peuvent dans les années à venir les intéresser je trouve ce projet de patrice colin non seulement interessant mais indispensable
Dominique tu me donnes envie de lire ce livre, reportage, témoignage, très dur apparemment...Je connaissais A. Tchékhov grâce à ses pièces de théâtre, je découvre ici un tout autre homme...quel courage il lui aura fallu pour, à l'époque, se rendre à Sakhaline ! dans les conditions qu'on devine et qu'il décrit.
@ Patricia : du courage c'est certain et j'admire aussi cet acharnement à rendre compte, à tout décrire : 10 000 fiches remplies c'est énorme et traduit bien la volonté de Tchekhov
Oh la la quel roman, je comprends que l'on doit avoir ce livre dans notre bibliothèque par contre c'est une vision de l'enfer que nous décrit Tchékhov, un livre témoignage qui lui a demandé un énorme travail : 10 000 fiches c'est à peine croyable. Je le note pour le lire.
Je pense que Tchekov fut Tchekov précisément parce qu'il ne s'est pas mêlé de politique. L'intrusion de l'intellectuel dans la politique commence avec l'affaire Dreyfus (Zola, France, Péguy,...) et connaît sans doute son avatar le plus révélateur de ses dangers avec Sartre. De même qu'on ne peut bien étudier que ce sur quoi on n'agit pas (cf. Max Weber), de même on ne peut cultiver une véritable lucidité sur les choses humaines que si l'on se tient à l'écart du politique. Voilà ce que je suis enclin à penser, mais prêt bien sûr à discuter.
@ On peut dire Nina que parfois la réalité dépasse la fiction, si un romancier avait choisi cette ile comme décor à un roman on aurait crié à l'exagération !
@ Jean : je partage cette avis, le romancier est d'autant plus fort que son implication est vierge d'intentions politiques, c'était le cas de Tchékhov, seul son idéal de médecin et d'homme l'a fait agir
De Sakhaline à "Une journée d'Ivan Denissovitch", il y a chez les grands écrivains russes un admirable sens du devoir : témoigner, dire la souffrance d'un peuple, mettre sa plume au service des sans voix.
Merci, Dominique, pour cette lecture détaillée et pour la toile de Levitan.
Un passage tardif pour vous dire combien ma reconnaissance de voir votre trace chaleureuse dans le bleu. Merci pour vous vœux.
Armando
J'avais lu un billet sur un blog concernant cet ouvrage de Tchékhov, me promettant de le lire. Mais avec ton billet détaillé, argumenté et brillamment présenté je ne peux plus passer à côté, surtout que tu fais référence à un autre ouvrage, celui d'Albert Londres", "Au bagne" si je ne me trompe et qui est aussi édifiant dans sa façon de rapporter ce qu'il a vu ! En bref deux livres de plus : le premier à lire, le second à relire ...
@ Nanne : c'est effectivement de "au bagne" avec lequel je faisais un parallèle, j'ai lu les textes d'Albert Londres rassemblés chez Arléa et je garde un souvenir très vif de son playdoyer sur Cayenne
Le texte de Tchekhov n'a pas la même verve c'est plutôt une observation sans concession et la formation médicale de Tchekhov y est sans doute pour beaucoup.
Avec les mots et le style de Tchekhov, ce livre doit être particulièrement bouleversant. Mais c'est aussi un devoir de mémoire que de le lire. Merci pour ce billet.
@ Leiloona : on comprend tout à fait comment ensuite le régime communiste n'a fait que reproduire avec le Goulag
Excellente lecture ! Je lorgne sur ce livre depuis une lecture de nouvelles de Tchekov qui m'avait séduite. Son séjour sur l'île de Sakhaline a certainement été un tournant pour l'homme et donc pour son oeuvre.
Mais à la lecture de ton billet, il semble également que ce livre soit une lecture nécessaire, comme peut l'être "Si c'est un homme"...
Celui-là, je l'ajoute à ma LAL ! Merci pour ce billet éclairé.
@ Julien : oui c'est une lecture éclairante sur les conditions du bagne en Russie, on pense bien sur à Souvenirs de la maison des morts de Dostoievski, mais le ton de l'île de Sakhaline est journalistique c'est ce qui m'a fait faire la comparaison avec Albert Londres
As-tu écouté les émissions de radio sur Anton Tchekov sur France Culture dans le courant du mois de janvier ? Cela évoquait sa vie et son oeuvre. Je n'ai pas eu le loisir d'entendre chaque émission, mais celle sur le passage sur l'île de Sakhaline était particulièrement instructive (sûrement pas autant que la lecture de ce livre).
Le conteur expliquait également les grandes différences entre Tolstoï et Tchekov, en précisant que Tchekov n'avait jamais vraiment voulu être écrivain, en quelque sorte. Médecin avant tout apparemment. Ton billet me donne toujours envie de lire ce livre.
Bravo pour tes lectures russes : tes billets sont excellents !
@ Julien : non je n'ai pas podcasté ces émissions et je regrette d'être passée à côté, si tu les as conservé je suis preneuse il vient de paraitre une sorte de BD sur Sakhaline je chroniquerai sans doute ce livre prochainement
Merci pour tes commentaires très sympathiques